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Depuis quelques années, la venue de nombreux doctorants chinois à l’Université de Limoges a créé de facto un groupe spécialisé dans les recherches sur la comparaison entre les idées de deux des civilisations qui ont eu une influence importante sur l’humanité, la civilisation chinoise et la civilisation indo‑européenne, cette dernière en particulier à travers la Grèce ancienne. C’est ainsi qu’ont vu le jour de fructueuses confrontations, et, entre autres, (en plus d’études sur les mythes et sur la traductologie), des comparaisons entre Confucius et de grands génies hellènes (Confucius et Aristote, Confucius et Isocrate, etc.). Dans ce cadre, Qi Zhaoyuan (dorénavant QZ) a préparé et soutenu le 5 novembre 2014 sa thèse Le Socratisme en Chine et la recherche comparative entre la philosophie morale de Socrate et celle de Confucius qui vient d’être publiée. Tous ces travaux ont été dirigés ou codirigés par J.-P. Levet, professeur de langue et littérature grecques et de grammaire comparée (maintenant émérite) dans cet établissement et également professeur honoris causa à l’Université des Études Internationales de Xi’an, qui avoue dans sa préface que le thème « de la complémentarité des doctrines philosophiques anciennes de l’Orient et de l’Occident » lui « tient tout particulièrement à cœur depuis toujours » et déclare que « l’actuelle mondialisation de la culture représente une chance inouïe pour les hommes d’aujourd’hui et de demain d’en apprécier la justesse pour le plus grand profit de la civilisation de l’humanité entière » (p. 9). Quant à la thèse de QZ, elle a été codirigée par le Prof. Hu Sishe, à l’époque « vice-ministre et ancien président de l’Université des Études Internationales de Xi’an » (p. 7). Ces prémices annoncent une lecture passionnante. Et cette attente n’est pas déçue, car QZ s’est beaucoup documenté et il a l’esprit remarquablement clair. Les différentes articulations sont soulignées, le plan est mis en évidence, chaque chapitre est divisé en sous‑chapitres, eux-mêmes subdivisés en différents points, chacun pourvu d’un numéro ou d’un titre. Cette clarté saute aux yeux dès l’introduction qui, après avoir énuméré ce que QZ considère comme les « nouveautés » de sa recherche, en présente la structure et le contenu principal « pour que les lecteurs puissent avoir une impression générale » (p. 13). Le livre se compose de deux parties, la première traitant du socratisme en Chine, la seconde étant une comparaison entre la philosophie morale de Socrate et celle de Confucius. Afin que le profane soit à même de suivre, QZ a voulu offrir d’abord une perspective historique. C’est pourquoi le premier chapitre de la première partie retrace à grands traits rapides (mais il faut résumer tant d’années en une vingtaine de pages !) l’histoire des rapports entre l’Empire du Milieu et l’Occident du IIe au XXe s. en considérant les échanges successivement, selon l’ordre chronologique, sous la dynastie des Han, sous celle des Tang, sous celle des Yuan, sous celle des Ming et sous celle des Qing où est mis en lumière le rôle irremplaçable des missionnaires et où sont rappelés quelques épisodes saillants comme la querelle des rites et l’engouement pour les chinoiseries. L’examen se termine par ce qui s’est passé après la chute de la dynastie des Qing. Pour chaque période est mise en valeur la façon dont l’époque, le contexte historique, politique, culturel, religieux, déterminent la nature des relations. Comme Socrate lui-même n’a laissé aucun écrit, le deuxième chapitre étudie l’introduction en Chine des textes de quatre écrivains grecs où l’on trouve des témoignages sur lui : Platon, Xénophon, Aristote et Aristophane. Il se termine par une analyse des caractéristiques des articles et des traductions de la période avant les années 20 du XXe s., de celle entre ces années 20 et la fondation de la République Populaire de Chine, de celle des années 50 et 60 et des temps qui ont suivi la Grande Révolution Culturelle. Le chapitre III, intitulé « La réception » décrit l’image de Socrate et de sa pensée présentée et commentée par trois érudits différents (faute, dit QZ, de pouvoir prendre en compte tous les auteurs chinois qui se sont occupés de ce philosophe grec) : Liang Qichao (avant 1920), Yan Qun (après 1920) et Ye Xiushan (qui est notre contemporain). Une comparaison entre leurs trois visions clôt ces pages. La première partie finit par une étude sur l’influence qu’a eue l’introduction du socratisme depuis 1900. QZ lui attribue quatre conséquences : « l’introspection et la critique sur la dégénérescence morale du peuple chinois », « la fusion des cultures de deux mondes », « l’encouragement de la recherche scientifique » et « la réflexion sur l’avenir du pays ». Dans sa conclusion il rappelle (p. 174) que le bouddhisme, venu de l’Inde, et les deux « doctrines traditionnelles chinoises », le confucianisme et le taoïsme, se sont influencés et ont tendu à s’unir. À l’époque moderne, s’est produite la rencontre avec la culture occidentale. « Heureusement », écrit-il (ibid.), « la culture chinoise dispose de la compréhensivité. Notamment, quand on a pris conscience que la culture occidentale pouvait délivrer la Chine du péril, l’assimilation de la culture de l’Occident s’est beaucoup accélérée ». QZ rappelle que de chaque côté émergeait une grande figure, Confucius d’une part, Socrate de l’autre. « On met souvent les deux maîtres sur un pied d’égalité », note-t-il en ajoutant que, même si de nombreuses comparaisons entre eux ont déjà été menées, on peut encore approfondir, ce qui conduit à la seconde partie de ce livre. Avec raison, QZ remarque que pour bien comprendre une doctrine, il est nécessaire de connaître le contexte historique dans lequel elle est née. Il consacre donc à juste titre le premier chapitre de cette seconde partie à la Grèce dans laquelle a vécu Socrate au Ve s. av. J.-C. et à la Chine dans laquelle a vécu Confucius aux VIe et Ve s. av. J.‑C. Pour les Hellènes il met en évidence les changements qui ont accompagné la guerre du Péloponnèse et les réactions du philosophe athénien face à ces mutations. Dans l’Empire du Milieu, il décrit, selon les titres qu’il donne à ses développements, « l’évolution de l’infrastructure », « l’instabilité de la société et le chaos politique », « l’apparition des shi » (des intellectuels cultivés dont certains sont devenus conseillers des dirigeants et dont la « position sociale se situait entre les fonctionnaires nobles et les plébéiens »,  p. 212) et « l’émergence des écoles privées », en n’omettant pas de relever au passage les ressemblances qui s’observent parfois entre certaines situations en Grèce et en Chine. C’est ainsi qu’après avoir, comme il l’écrit p. 219, répondu à la question « Pourquoi Socrate et Confucius ont-ils établi leur philosophie morale ? », il en vient dans le dernier chapitre à un parallèle entre leurs éthiques. Pour ce faire, il commence par rechercher ce qui constitue le « noyau » de la pensée de chacun et arrive à la conclusion que pour Confucius, c’est le ren, c’est-à-dire l’humanité, la bienveillance, et pour Socrate c’est le Bien. C’est pourquoi, après avoir indiqué les auteurs qu’il utiliserait puisque ni Confucius ni Socrate n’ont rien écrit, à l’aide de nombreuses citations, il analyse chez l’un et l’autre en soulignant les similitudes le ren et le Bien, la loyauté et la mansuétude, le junzi, noble homme de bien (et il déclare que Socrate est un junzi grec p. 260), la piété filiale et l’amour fraternel assorti du respect de l’aîné comme point de départ de la quête de la vertu, la nécessité de l’étude et l’obéissance au Décret du Ciel (que QZ compare au Dieu de Socrate) comme moyens de cette quête. Dans ce chapitre, vu sa nationalité, naturellement QZ commence toujours ses enquêtes par Confucius et cherche ensuite dans Socrate ce qui correspond. La conclusion fait la synthèse de ces analyses. Toutes les citations sont en français, celles tirées de textes chinois sont accompagnées de leur version originale mais non celles d’œuvres grecques ou latines. Les traductions du grec et du latin sont empruntées aux éditions des Belles Lettres, Flammarion, Seuil, Gallimard, Klincksieck, etc., indifféremment, semble-t-il. Les traductions des Entretiens de Confucius et des autres Classiques Chinois ne sont pas dues non plus à QZ, mais à divers auteurs cités dans la bibliographie. Cette bibliographie, d’ailleurs, est très abondante (environ deux cent soixante‑dix-huit titres y compris ceux de la partie « webographie »). Elle est classée en huit sections bien identifiées par leur intitulé pour en faciliter l’utilisation.

L’ouvrage contient quelques fautes d’impression (par exemple, pour n’en citer qu’une, très visible, dans la figure de la p. 200 on lit huit fois « champs privé » et une fois « champs public »). On relève également quelques maladresses – pardonnables à quelqu’un dont le français n’est pas la langue maternelle ! – : c’est ainsi que QZ fait souvent un usage des temps du passé de l’indicatif (imparfait, passé simple, passé composé) qui n’est pas conforme à nos habitudes. Certaines impropriétés ne sont pas heureuses : par exemple l’expression « sous le règne de Périclès », p. 186, pourrait conduire à se demander si QZ prend Périclès pour un roi.

Le livre se termine par quatre annexes où se reporter rapidement en cours de lecture et qui rendent de grands services : la généalogie de Confucius, une chronologie de l’histoire de la Chine des environs de 2070 av. J.-C. à nos jours, une chronologie de la vie de Confucius, une chronologie de l’histoire de la Grèce de 499 à 336 av. J.-C. Cependant l’absence d’index est extrêmement gênante. En effet, l’auteur au fil des pages fait allusion à de très nombreux personnages (rois, hommes politiques, militaires, écrivains, penseurs, érudits, de toutes les époques), souvent en donnant en note une notice succincte à leur propos, ce dont on lui sait gré. Mais faute d’index, il est impossible de retrouver tel ou tel, sauf à relire l’ouvrage en entier ! Il aurait fallu au moins un index nominum (et peut-être un index locorum).

Ce sont là des défauts véniels. À plusieurs reprises, QZ déclare que son but est de montrer la « compatibilité et la complémentarité » entre la culture chinoise et la culture occidentale. C’est probablement pour cela qu’il avoue lui-même, p. 289 : « Ce que nous cherchons à trouver, ce sont les points communs entre les deux grands maîtres. Nous ne mettons guère l’accent sur leur désaccord sur la philosophie morale ». Tout cela répond à un dessein grandiose : « Ce dont nous avons besoin le plus dans les échanges entre deux mondes, c’est plutôt de la tolérance culturelle et de l’appréciation mutuelle des valeurs culturelles de l’Occident et de l’Orient qui conduisent à la paix, à l’harmonie et à la fraternité de toute la société humaine in fine » (p. 287-288). Cette publication, très accessible au grand public, y contribuera.

Lucienne Deschamps