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Cet ouvrage, qui réunit les actes du colloque organisé à Rome, les 18-20 juin 2015, par l’École française de Rome, l’École française d’Athènes et le LabEx Archimède de Montpellier, privilégie les données archéologiques pour comprendre la fondation des sanctuaires et des cultes dans l’Antiquité, depuis la Grèce archaïque jusqu’au Haut-Empire romain. L’introduction, rédigée par les responsables du recueil, met en valeur les trois thèmes abordés dans ce volume : les motivations, les agents et les lieux. Sur les 23 contributions réunies, 9 sont consacrées au monde grec, 8 au monde romain, 3 à la Gaule, 1 à la péninsule ibérique et 1 à la Province romaine d’Achaïe et Macédoine. En guise de conclusion, l’analyse proposée par Enzo Lippolis est une réflexion générale sur l’ensemble du volume.

Dans sa contribution, « Cités et sanctuaires dans le monde grec. De l’intérêt des décalages », (p. 11-18), François de Polignac conseille de rechercher les réseaux et de privilégier la notion de décalage afin de limiter le risque téléologique qui fait converger tous les faits religieux vers la cité. Pour illustrer son argumentation, il se fonde principalement sur l’Amphiaraion d’Oropos et sur le Ptoion béotien. La richesse de ces sanctuaires prouve, dès leur fondation, leur attractivité pour les élites qui les fréquentent et qui en font des lieux d’autolégitimation internationale. Roland Étienne souligne, pour sa part, le danger à vouloir identifier la divinité d’un sanctuaire, dès son origine. Pour l’époque géométrique, le matériel archéologique des sanctuaires répertoriés dans les Cyclades ne permet ni de nommer les dieux, ni de connaître leurs rituels (p. 19-32). Il faut attendre le VIIe siècle pour qu’il y ait convergence entre les figures divines et les dieux des poètes.

Après ces réflexions centrées sur des questions méthodologiques, les contributions suivantes font le point sur les fouilles relatives à des sanctuaires précis. Anne Jacquemin s’interroge sur l’oracle de Delphes et les fondations du temple d’Apollon (p. 33-45). Elle souligne qu’à Delphes contrairement à Olympie, il n’y a jamais eu de refondation radicale, mais une continuité dans l’occupation humaine depuis l’époque mycénienne sans que soit attestée pour autant une continuité du culte. L’auteure rappelle qu’au regard des traditions littéraires l’oracle procède de l’association entre trois éléments : la fosse, le laurier et l’eau, triade caractéristique d’autres lieux oraculaires. En se fondant sur Pindare et Pausanias, elle présente les différents temples qui se sont succédé au même endroit, le premier étant le temple de laurier, le second de cire et de fougères, le troisième étant revêtu de plaques métalliques. Le quatrième, celui des deux architectes mythiques, Trophonios et Agamédès, a brûlé en 548, le cinquième fut détruit vers 370. D’après les recherches archéologiques, les architectes ont voulu respecter les caractéristiques oraculaires du sanctuaire, à savoir l’absence de dallage dans une partie du naos et l’interruption de la colonnade intérieure.

Sandrine Huber et Arthur Muller étudient le paysage religieux à Érétrie et à Thasos. À Érétrie (p. 47-68), le sanctuaire d’Apollon daphnéphoros et l’autel d’Artémis étaient situés de part et d’autre d’un torrent pour protéger les habitants des inondations. Athéna, sans doute installée au sommet de l’acropole au VIIe siècle, a, au cœur du noyau urbain, une fonction défensive et protectrice de l’habitat. Son sanctuaire est connu par l’archéologie car la déesse n’apparaît ni dans les textes ni dans le calendrier eubéen. Quant à l’herôon à la porte de l’Ouest, qui date du début du VIIe siècle, le choix de sa localisation
reste énigmatique, qu’il soit en relation avec les tombes ou avec l’entrée de la ville.

Arthur Muller relève que l’armature religieuse d’un territoire est a priori plus facile à déceler dans une fondation coloniale comme celle de Thasos, datée de la décennie 670-660 (p. 69-82). À Thasos, les premiers sanctuaires forment une couronne autour de l’agglomération, à l’exception de l’Héracleion qui commande l’entrée du passage entre hauteur et marais. Au début du Ve siècle, quand la ville s’agrandit, les reliefs représentant des divinités sur les portes du rempart assurent la protection de la communauté. Donc, par deux fois en moins de deux siècles, au moment de la fondation de leur établissement et lors de son agrandissement, les Thasiens ont installé les dieux amenés de Paros aux points cruciaux de la périphérie. Sans doute les colons ne faisaient‑ils ainsi que reproduire la configuration religieuse de la patrie qu’ils avaient quittée, à savoir la « couronne de sanctuaires » autour de l’acropole attribuée à Athéna Poliouchos. Nuran Șahin expose un dossier complet sur les sources archéologiques, littéraires et épigraphiques du sanctuaire oraculaire d’Apollon à Claros (p. 83-97). Parmi les découvertes, l’une des plus importantes a été la mise au jour de matériel mycénien et submycénien (statuettes en psi au diadème « déesse » et figurines de terre cuite). Ce matériel prouve une activité cultuelle, liée à l’existence d’une source. La première divinité serait féminine et l’oracle original serait celui de la Terre-Mère. Le culte d’Apollon se développe au VIIe siècle en lien avec la cité de Notion, l’oracle est alors fondé et étend son influence. À partir de 550, le sanctuaire de Claros devient monumental.

Deux des trois directeurs français des fouilles, Laurence Cavalier et Jacques des Courtils, centrent leur propos sur le thème de l’hellénisation du Létôon de Xanthos (p. 99-112), sanctuaire régional de la Lycie consacré à des divinités lyciennes. Des inscriptions bilingues ont permis d’identifier trois temples installés sur une terrasse rocheuse aménagée. En ce début du IVe siècle, Léto, Artémis et Apollon sont introduits dans le sanctuaire le plus vénérable des Lyciens, par Arbinas, souverain philhellène auquel on doit également le monument des Néréides. Ces divinités grecques sont assimilées aux divinités lyciennes. Au IIIe siècle, à l’époque de l’occupation lagide de la Lycie, le Létôon est doté de trois nouveaux temples englobant les temples antérieurs qui restent en fonction. Ainsi les divinités grecques ont-elles des temples à enveloppe grecque (ionique et dorique) autour d’un noyau primitif lycien en bois. François Quentin met la notion de « divinité poliade » en question en interrogeant les domaines respectifs d’Apollon et d’Artémis dans la cité d’Apollonia d’Illyrie (p. 113-133). Au regard des testimonia, la déesse Artémis, représentée comme la tueuse de fauves ou comme la sôteira, protège la communauté tandis que Phoibos Apollon, divinité primordiale en tant qu’oikistès, est tourné vers les citoyens et l’étranger. Les deux divinités sont complémentaires. L’expression de « divinité tutélaire » reste pertinente à condition que l’unicité soit exclue de la définition. Les cités n’étaient pas vouées à une divinité principale : elles avaient plusieurs divinités « tutélaires ».

Virginie Mathé se pose la question suivante : pourquoi les Épidauriens ont-ils pris la décision, au IVe siècle, puis tout au long du IIIe siècle, de consacrer leurs efforts à la monumentalisation du sanctuaire d’Asklépios ?  (p. 135-149) Cent ans se sont en effet écoulés entre la fondation du lieu de culte et le moment où il est doté d’une architecture monumentale. En l’absence de sources littéraires, elle cherche des éléments de réponse dans les inscriptions, principalement les comptes de construction, de 370 – avec la construction du temple d’Asklépios –, à la seconde moitié du IIIe siècle avec le dispositif du départ du stade. Les acteurs du développement sont la cité d’Épidaure, des particuliers et des cités étrangères, dans un contexte d’émulation religieuse, y compris avec des « filiales », qui aurait incité les Épidauriens à réunir les fonds nécessaires pour faire de leur sanctuaire le sanctuaire principal du dieu médecin dans le monde grec.

On peut rattacher à la partie grecque les analyses proposées par Francesco Camia et Athanasios Rizakis sur l’influence romaine dans deux régions, l’Achaïe et la Macédoine (p. 383‑396). Ils mettent en exergue la continuité et la discontinuité des lieux de culte d’une part, et d’autre part l’introduction de nouveaux cultes. La portée des changements varie en fonction du contexte géographique, politique et du statut juridique de la cité. La présence du nouveau pouvoir impérial est nettement perceptible, surtout dans les colonies romaines, mais elle ne relève pas toujours directement de l’influence de Rome. Les interventions des édiles étaient plus importantes en Macédoine qu’en Grèce méridionale, et dans les colonies romaines que dans les autres cités. Tandis qu’en Achaïe, les empereurs sont honorés dans les sanctuaires à côté des dieux existants, des temples sont construits en Macédoine pour être dédiés exclusivement à leur culte.

Les autres contributions concernent l’Occident romain et pré-romain. Arnaud Coutelas, Thomas Creissen et W. Van Andringa, avec la collaboration de Christophe Loiseau et d’Anne-Sophie Vigot, font le point sur les avancées du programme de recherche lancé en 2008 sur le temple consacré à la Fortune Auguste à Pompéi autour de 3 de notre ère, temple construit à l’initiative d’un membre de l’aristocratie, Marcus Tullius (p. 153-172). Les auteurs se consacrent précisément au chantier de construction envisagé dans ses différentes étapes, des fondations du podium aux marches de l’escalier du temple, avant d’étudier les décors et le dallage en marbre. Entre trous de poteaux et analyse des outils, cette communication intéresse plus l’histoire des techniques, dont personne ne conteste l’importance, que celle des religions.

On rapprochera utilement cette communication de celle proposée par Sylvia Estienne sur les ressources du droit pour comprendre les stratégies mises en œuvre par les autorités et les particuliers (p. 247-257). En l’absence de « règlements de fondation », des inscriptions latines émanant de cités de droit romain permettent, en effet, de se faire une idée du contenu de ces règlements édictés au moment de la fondation d’un temple. Pour conférer au temple le statut d’« aedes sacra », trois étapes sont nécessaires : inauguration, consécration et dédicace. Les juristes font de l’édifice sacré une propriété privée, inaliénable, soustraite à toute appropriation. L’auteure retient l’exemple du sanctuaire de la Fortune Auguste de Pompéi qui, au regard du droit, juxtapose des espaces de statuts différents. Édifié sur un terrain privé, le temple (l’aedes délimité par le podium) devient un sanctuaire public, une fois consacré, mais les annexes, qui abritent le collège des ministri Fortunae Augustae, sont privées. Si le lieu de culte est inaliénable, tout ce qui vient l’enrichir après sa dédicace, peut être revendu, transformé, voire mis au rebut. Les sanctuaires fondés par des particuliers ne relèvent pas du même régime d’indisponibilité que les temples publics. Filippo Coarelli relève que la présence dans le Latium de plusieurs temples antiques urbains et extra-urbains de grande antiquité est un fait bien connu (p. 173-181). Ces lieux de culte, essentiels sur un plan local, le sont aussi pour l’intelligence de la religion romaine. L’auteur s’interroge sur la chronologie de ce processus d’appropriation pour tenter d’approcher la Rome archaïque trop souvent considérée comme impossible à étudier. Vincenzo d’Ercole relève que dans les Abruzzes, il n’y a ni tradition mythologique ni sources épigraphiques, et une quasi absence de rituels funéraires. Le sacré devait naître des paysages naturels, la montagne, les grottes et les sources (p. 183‑199). La plupart des créatures monstrueuses de la mythologie grecque sont présentes dans les Abruzzes entre le VIIIe et le VIe  siècle. Hercule est la divinité la plus représentée au IVe siècle. Dans sa communication « L’apparition d’une architecture religieuse dans le monde italique. Le cas de la Lucanie » (p. 201-218), Olivier de Cazanove fait preuve d’une prudence méthodologique bien venue. Il souligne la difficulté à identifier les lieux de culte des Italiques sauf quand ils ressemblent à ceux des Grecs ou des Romains tant du point de vue des offrandes que de l’architecture. Il est donc impossible de savoir « quand naissent les dieux » puisqu’on ne doit pas confondre l’installation des dieux – leur naissance si l’on veut – avec la construction d’édifices sacrés destinés à les abriter. Il privilégie pour sa communication l’étude de plusieurs sanctuaires sur le site de hauteur fortifié de Civita di Tricarico en Lucanie intérieure, qu’il a fouillé de 1988 à 2005, puis à partir de 2013. On ne peut pas déterminer si ces lieux de culte sont le fait de grandes familles ou de la collectivité.

Dans son étude « Aedium Principia. Modalités et significations du maintien ou de la modification des plans initiaux dans le domaine de l’architecture sacrée » (p. 219-238), Pierre Gros s’interroge sur les raisons qui ont conduit aux choix de conservation ou de restauration des plus anciens sanctuaires. Entre le scrupule religieux et la mise au goût du jour, existait un débat dans l’Antiquité. Dans le domaine de l’architecture, on ne trouve l’expression d’une véritable conscience patrimoniale que tardivement, au VIe siècle. Comme exemple d’une reconstruction respectueuse du passé, Pierre Gros choisit le règne d’Hadrien et l’Olympieion d’Athènes, inauguré par l’empereur, en 131. À Mantinée, au contraire, un nouveau temple fut construit comme habillage des ruines de l’ancien adyton. Dans d’autres, cas, à Mégara et à Abai, en Phocide, le nouveau temple n’avait plus aucun lien avec le précédent si ce n’est par le remploi. Les vecteurs de la mémoire ne sont pas fondés sur la permanence de la forme. Bien au contraire, la splendeur, l’agrandissement des temples valorisaient leur antiquité en témoignant de la ferveur dont ils étaient l’objet. John Scheid étudie les règles proclamées lors de la constitutio et de la dedicatio d’un autel, d’un bois sacré ou d’un temple, et aussi les interdits ou les actions permises sur l’aire sacrée ou dans le temple (« Quelques données sur les rites de fondation des temples romains », p. 239-245). Pour ce faire, il se fonde sur un texte de Tacite relatif au Capitole qui a brûlé en 69 de notre ère, sur une lex qui date de la même époque, relative à l’autel de Vulcain, loi qu’il rapproche d’une loi plus ancienne trouvée sur le territoire de Spolète à propos de bois sacrés. Il conclut à un respect des règles à observer depuis au moins le milieu du IIIe siècle avant notre ère jusqu’au milieu du IIIe siècle de notre ère. En dernière instance, c’est la décision des autorités qui confère le statut sacré. Françoise Van Haeperen propose une synthèse sur une vingtaine de cultes publics de la cité d’Ostie (IVeav.-IIIe siècles apr. J.‑C.)  (p. 259-275), articulée autour des questions du lieu et du moment choisi, des acteurs et des divinités. Leur caractère public est attesté par les inscriptions, par la situation, par la richesse de la construction et sa décoration, ou par la pérennité. Ils se situent pour la plupart sur les grands axes de la ville (cartes, p. 261, p. 263). Financés par des acteurs variés, ostiens et romains, ils sont voués à des divinités liées aux intérêts de Rome, militaires et surtout annonaires. La communication proposée par Réjane Roure, Aurélien Creuzieux et Benjamin Girard, concerne le site du Cailar (Gard) fouillé depuis le début des années 2000 (p. 277-298). Un espace sacré fut aménagé au IIIe siècle en lieu d’exposition de panoplies guerrières et de têtes coupées, au sein d’un habitat fortifié, occupé depuis la fin du VIe siècle avant notre ère. Les restes fauniques ainsi que les amphores massaliètes permettent de supposer un banquet organisé par la communauté pour transformer en espace sacré ce qui n’était alors qu’une place publique. Sandrine Agusta-Boularo présente un dossier très documenté sur l’installation des cultes italiques en Gaule dans la province de Gaule Transalpine, de la conquête romaine jusqu’au début du Principat (IIe-Ier siècle avant notre ère) (p. 299-336). Elle souligne l’influence du monde hellénique sur les modes de construction, par la médiation de la colonie phocéenne de Massalia, tout en mettant en relief la capacité d’adaptation des communautés indigènes. William Van Andringa, dans sa contribution « Mémoire des cités et redéfinition des paysages sacrés en Gaule romaine » (p. 337‑349), s’intéresse au processus de fabrication d’une mémoire religieuse et historique en posant la question de l’évolution du paysage religieux des provinces gauloises au lendemain de la fondation de l’autel, consacré à Rome et à Auguste, à Lyon au confluent, et qui marque la naissance des Trois Gaules, en 13-12 avant notre ère. Pendant cette période furent créées les villes chefs-lieux. Les acteurs de cette évolution furent les communautés qui ont « manipulé leur mémoire collective pour répondre au défi imposé par l’intégration impériale ». Par le biais des mythes et du culte de Mars, des peuples gaulois comme les Arvernes, les Éduens ou les Rèmes ont forgé un lien avec la légende des origines troyennes de Rome, tandis que les cités de la Gaule instituaient Auguste comme fondateur des cités. Le présent de l’intégration provinciale se construisait sur un passé imaginaire. Thomas G. Schattner fait état des avancées de son projet d’étude des sanctuaires les plus importants de la péninsule ibérique pour comprendre la transformation de sanctuaires indigènes en espaces cultuels romains (p. 351-381). Sa recherche s’inscrit dans les travaux menés par l’Institut archéologique allemand de Madrid sur le processus de romanisation des cultes indigènes. Il relève que la science archéologique se trouve actuellement au milieu du gué (p. 353). En guise de conclusion, Enzo Lippolis présente l’apport de chaque communication au sujet traité en soulignant le lien entre fondation d’un culte et élaboration d’un lien social (p. 397-410).

D’un ensemble aussi foisonnant, il est impossible de dégager une synthèse tant sont divers les facteurs qui président à la fondation des sanctuaires et des cultes selon les époques. Parfois, le contexte ne peut pas être précisé, la divinité honorée reste inconnue ; dans d’autres cas, le processus est lié à un événement politique, bien connu, et les stratégies divines pour permettre la communication entre les fidèles et les dieux sont explicitées par les sources littéraires. Quoi qu’il en soit du moment de la recherche que représentent les différentes contributions de cet ouvrage, le lecteur ne peut qu’apprécier ce tableau ambitieux qui éclaire différents espaces du monde méditerranéen. Il est d’autant plus regrettable que des résumés en anglais ne lui donnent pas l’audience qu’il mérite.

Geneviève Hoffmann, Université d’Amiens

Publié dans le fascicule 1 tome 121,  2019, p. 201-205