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La fontaine monumentale de la rue des Courètes à Éphèse, conventionnellement nommée « nymphée de Trajan », a été dégagée et partiellement reconstruite à la fin des années 1950 sans avoir fait l’objet d’une publication détaillée. Dans la prestigieuse collection Forschungen in Ephesos, U. Quatember offre à la communauté scientifique une étude globale et aboutie de ce monument auquel elle a consacré sa thèse. Son travail ne se limite pas à l’étude architecturale de l’édifice –un pari difficile du fait de l’anastylose partielle dont il a fait l’objet et qui interdit l’accès à certains des blocs –, mais il s’appuie également sur les autres données disponibles telles que les inscriptions et la statuaire pour proposer une nouvelle restitution graphique du monument.

Après avoir présenté sa méthode de travail (recours aux anciens dossiers graphiques et photographiques, nouvel inventaire des vestiges et de blocs attribuables à l’édifice, établissement d’une nouvelle documentation – plans et coupes, sondage), l’auteur décrit le monument zone par zone en ajoutant à chaque sous-chapitre ainsi constitué un catalogue très détaillé des blocs utilisés pour la restitution. Des fragments de colonnes torses à couronne de feuilles d’acanthe et rinceaux peuplés dont la découverte dans le secteur est évoquée dans les carnets de fouille mais qui n’apparaissaient pas dans la première restitution graphique de H. Pellionis, sont attribués à la façade du nymphée. Les hauteurs des supports sont restituées, lorsque c’est possible, en suivant les normes vitruviennes mais aussi par comparaison avec les édifices de même type (bibliothèque de Celsus, nymphée de Bassus). L’étude minutieuse des éléments architecturaux et, en particulier, de leurs mortaises de scellement, permet de les placer (ou de les replacer) de façon sûre dans la construction. Le lecteur peut très facilement suivre l’étude en se reportant aux tableaux qui regroupent photographies, dessins et plans avec mise en place des blocs. À l’issue des trois premiers chapitres, la restitution de Pellionis est partiellement confirmée, à l’exception cependant de trois différences notables : les colonnes torses encadrant la niche centrale, l’ordre des édicules de l’étage (corinthien pour l’ancienne restitution, simples moulures de couronnement de pilastre pour la nouvelle, en l’absence d’indices probants), la disparition des acrotères des frontons. Le quatrième chapitre est consacré à l’étude des techniques de construction (matériaux utilisés avec, notamment, la brique et un opus caementicium « local » déjà utilisé dans d’autres monuments éphésiens, traces d’outil, scellements, trous de louve) et à celle des proportions. La polychromie des matériaux est rapidement abordée. Dans le chapitre suivant, U. Quatember présente l’inscription gravée sur l’architrave-frise du rez-de-chaussée de l’édifice dédié à l’Artémis d’Éphèse et à l’empereur Trajan par Ti. Claudius Aristio et sa femme Iulia Lydia Laterane. L’inscription permet de dater le nymphée d’entre 102 et 114 et elle fournit l’occasion à l’auteur de revenir sur la carrière d’Aristio et sur sa famille, éminents évergètes de la ville. Le chapitre 6 est dévolu à l’étude de la décoration architecturale et une attention particulière est portée aux colonnes torses évoquées plus haut : les feuilles d’acanthe qui ornent le fût peuvent être, mais dans une certaine mesure seulement, rapprochées des feuilles de la Markttor de Milet et du Trajaneum de Pergame. Mais ce type de colonne est rare : les parallèles connus se trouvent en Italie (groupe des colonnes du dôme de Saint-Pierre de Rome notamment). Il reste difficile de déterminer si ces colonnes torses, de très grande qualité et qui sont peutêtre en position secondaire, sont une production micrasiatique ou ont été importées de Rome. La répartition des ordres de la façade (composite et corinthien) est conforme à celle des édifices éphésiens contemporains et se retrouve également dans d’autres nymphées (Milet, Pergé). Dans le septième chapitre, l’auteur se penche sur le programme iconographique du monument et dresse un catalogue détaillé des 11 statues découvertes lors des fouilles qui permet d’attribuer certaines d’entre elles à une première phase de l’édifice alors que d’autres, en place au moment de la destruction du monument, sont attribuables stylistiquement à une autre période. On notera que sur les 23 emplacements prévus, seulement 8 statues et 10 bases ont été retrouvées. S’agissant de leur position dans le nymphée, une seule statue plus grande que nature, celle de Trajan, peut être replacée avec certitude dans la niche centrale du monument, au-dessus de la bouche de la fontaine. Une statue de Nerva, qui répondait ainsi à la précédente, devait se trouver dans l’édicule ouest et on peut attendre une troisième effigie de la famille impériale (Plotine ?) dans l’édicule est. La statue plus grande que nature de Dionysos appartenait aussi au côté est. Le couple des fondateurs était sans doute représenté (statue « d’Androclos » pour Aristio et statue féminine du type de Cérès pour Iulia Lydia Laterane), mais leur position dans la façade n’est pas assurée. À l’étage, prenaient place des représentations idéales habituelles dans ce genre de contexte (satyre couché, nymphe ou Aphrodite). Trois statues indiquent des changements dans le programme iconographique. L’une date de la fin de la République ou du début de l’Empire, les deux autres, dont la grande statue de Dionysos sont plus récentes (fin de la période antonine). D’autres statues sont installées encore plus tard, à la fin du IIIe ou au début du IVe siècle (Hermès) et une inscription évoque des réparations au IVe ou au Ve siècle. Le chapitre 8 s’intéresse à la fonction pratique du nymphée qui constitue l’aboutissement d’un réseau long de 210 stades mis en place par Aristio. L’étude technique montre que, au fond, le nymphée jouait un rôle assez peu important dans l’alimentation en eau des Éphésiens, comme semblait déjà l’indiquer l’absence de marques dues au puisage sur les plaques du parapet. Édifié à la gloire de la famille impériale, mais aussi à celle de la famille d’Aristio, il matérialisait surtout la puissance des élites romaines d’Asie Mineure. Dans le chapitre suivant sont évoquées les transformations et réparations subies par l’édifice dont un récent sondage a montré qu’il avait conservé ses fonctions jusqu’au Ve siècle. La mise en place des Hermès, autrefois attribués par Miltner à un hypothétique 3e étage du nymphée, a lieu, suivant les auteurs, à la fin du IIIe /début du IV e siècle (Hanslmayr) ou dans la deuxième moitié du IVe siècle (Wrede). Les trous de fixation que l’on observe sur les plaques de parapet et sur les Hermès eux-mêmes autorisent à les restituer entre ces plaques.

Les deux derniers chapitres constituent la synthèse de cette monographie. L’auteur revient d’abord sur l’histoire de la recherche concernant les fontaines et nymphées romains et donne ses critères de caractérisation du nymphée à mur de fond plat (fontaine construite en une seule fois, avec bassin hypèthre et fausse façade articulée par des niches et/ ou des tabernacles). Cette architecture « à tabernacles » (Tabernakelarchitektur) apparaît pour la première fois en Asie Mineure au théâtre d’Aphrodisias, fondation d’un affranchi d’Auguste en 28 a.C, puis au théâtre de Stratonicée. Formule également employée au propylon du Sébastéion d’Aphrodisias, on la retrouve pour la première fois utilisée pour une fontaine monumentale à Éphèse, au nymphée de Bassus (78-79 p. C). La liste des bâtiments d’Asie Mineure présentant ce type de façade est donnée en fin de chapitre 10 sous forme de tableau chronologique (avec bibliographie). Le chapitre 11, qui constitue la conclusion de l’ouvrage, replace le nymphée de Trajan dans plusieurs contextes : dans l’activité édilitaire d’Éphèse à l’époque impériale, parmi les autres édifices de même type et/ou appartenant à la Tabernakelarchitektur, dans le système d’approvisionnement en eau de la ville et s’achève sur une évocation du nymphée pendant l’antiquité tardive.

Avec ce bel ouvrage, très complet et particulièrement bien illustré, U. Quatember offre aux spécialistes d’architecture l’étude remarquable et exemplaire d’un édifice jusque là bien mal connu qui démontre une fois de plus, s’il était besoin, la vitalité et la qualité de l’archéologie autrichienne en Asie Mineure.

Laurence Cavalier