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St. Ratti, spécialiste reconnu de l’Antiquité tardive, dont les derniers ouvrages ont essentiellement porté sur la polémique entre païens et chrétiens aux ive et ve siècles, propose ici une biographie de l’une des plus fameuses figures de l’Antiquité tardive, Augustin. Plus précisément, cet ouvrage, fruit de conférences données à l’Université pour tous de Dijon, s’attache à la vie d’Augustin, de sa naissance, en 354, jusqu’à 395, date qui, selon l’auteur, constitue une rupture. En effet, St. Ratti entend évoquer le « premier saint Augustin », « celui qui, précisément, ne fut pas un saint, mais davantage un étudiant, puis un professeur, un philosophe sans doute, un intellectuel certainement » (p. 11). En d’autres termes, l’auteur « part ici à la recherche du moment où Augustin a définitivement renoncé aux charmes de la culture classique » (p. 11). Or, pour l’auteur, ce moment de rupture est à situer entre 391 et 395, au moment où Augustin accède à la prêtrise, puis au rang d’évêque d’Hippone. Pour le montrer, l’auteur entend mener une enquête qui utilise les méthodes de philologue et d’historien, comme il aime à le répéter, laquelle doit beaucoup à celle de P. Courcelle et à ses fameux parallèles textuels, et remet en cause les travaux de nombreux spécialistes d’Augustin, notamment ceux d’H.-I. Marrou, de P. Brown ou S. Lancel. Comme il se doit dans une biographie, chaque chapitre est consacré à un épisode de la vie d’Augustin, qui est éclairé par une analyse du contexte, historique ou culturel, et notamment de la vie politique et culturelle païenne. L’ouvrage se termine par un épilogue où est évoquée la correspondance entre Augustin et Volusianus dans les années 411-412. Cependant, on peut s’étonner, à la lecture de la table des matières, qu’aucun chapitre ne soit consacré à deux épisodes essentiels de la vie d’Augustin durant cette période, à savoir l’extase de Milan, décrite au livre VII des Confessions, et l’extase d’Ostie, décrite au livre IX du même ouvrage.

Disons-le d’emblée : l’ouvrage de St. Ratti ne nous a guère convaincu. Le ton inutilement polémique de l’auteur contre tous ceux qui défendent des points de vue traditionnels ou contraires à ses idées, qu’il nomme tantôt « les lecteurs chrétiens d’Augustin » (p. 186), tantôt les « hagiographes d’Augustin » (p. 217), bref les spécialistes d’Augustin, au premier rang desquels H.-I. Marrou, P. Brown et S. Lancel, finit par lasser même le lecteur bienveillant. On est même gêné pour l’auteur lorsqu’il critique les « hagiographes d’Augustin » qui « dans leur imaginaire scolaire et taxinomique » voudraient « pouvoir placer chaque Augustin dans une petite case » (p. 217), alors que, note-t-il avec justesse, « cette succession apparente des différents aspects de la personnalité d’Augustin exclut que l’homme ait pu être et l’un et l’autre » et qu’« il s’agit du même homme » et « que tout découpage trop précis dans la chronologie comme dans l’évolution intellectuelle d’Augustin a sa part d’arbitraire » (p. 217-218). Ces principes sont justes et nous ne pouvons que les approuver ; mais l’auteur d’une biographie qui entend dégager l’existence d’un « premier Augustin » ne nie-t-il pas lui-même ce principe qu’il énonce ?

De fait, ni la thèse défendue par l’auteur, ni la méthode utilisée n’emportent notre adhésion, et la lecture attentive que mérite ce livre fait apparaître de nombreuses erreurs ou approximations dans l’argumentation de l’auteur. D’une part, concernant la thèse centrale de St. Ratti, selon laquelle Augustin aurait renoncé à la culture classique dans les années 391-395, la simple lecture des textes d’Augustin montre qu’il n’en est rien et que le rapport à la culture classique entretenu par Augustin a certes toujours été complexe mais constant. C’est une même vision du rapport entre platonisme et christianisme qu’expriment De uera religione, 3, texte écrit en 390-391, et De ciuitate Dei, XXII, 27, texte écrit en 426-427 et qui sera le creuset de l’humanisme chrétien. De même, la référence à Cicéron a toujours été constante chez Augustin, comme l’ont montré de manière rigoureuse la thèse fameuse de M. Testard sur le sujet[1] ou l’article posthume que G. Madec a consacré au rapport d’Augustin à l’Hortensius de Cicéron[2]. D’autre part, s’il est nécessaire d’aborder les textes d’Augustin avec la rigueur du philologue et de l’historien, encore faut-il le faire en se gardant d’interprétations qui ne reposent pas sur de solides raisonnements. Les arguments avancés pour proposer une correction de indutum en induratum en Confessions, II, 6 (p. 52-53) ou de philosophaster en philosophus en De ciuitate Dei, II, 27 (p. 136-137) reposent plus sur des conjectures que sur une argumentation philologique et codicologique précise, et peuvent difficilement emporter l’adhésion en l’état. De même, on ne peut que regretter un mauvais usage de mauvaise psychologie, bien illustré par le titre du chapitre consacré au vol des poires nommé « Les poires de Freud », qui amène à lire les Confessions comme un ouvrage écrit sous le sceau de la « culpabilité » (terme qui revient comme un véritable leitmotiv jusqu’au chapitre 14). Cette omniprésence de mauvaise psychologie amène ainsi l’auteur à proposer un principe de lecture des Confessions assez étonnant : « nous sommes à présent accoutumés à contourner les embuscades et à comprendre souvent le contraire de ce que disent les Confessions » (p. 178) ! C’est là faire peu de cas du pacte de lecture qu’Augustin, comme tout écrivain, lie avec son lecteur, et qui est admirablement explicité au livre X des Confessions en des pages dont A. Mandouze avait proposé un commentaire très pertinent[3]. En outre, un tel présupposé autorise toutes les interprétations, y compris les plus arbitraires. L’hypercritique peut devenir myopie, si elle omet la sympathie herméneutique. De fait, St. Ratti en vient à des affirmations plus que critiquables, notamment quand il affirme, contre S. Lancel, qu’Augustin était païen jusqu’en 385-386 (p. 173-174). Or, Augustin nous dit lui-même le contraire en Confessions, III, 8, puisqu’il déclare, suite à la découverte de l’Hortensius de Cicéron : « Et, en même temps, une seule chose, dans une telle effervescence, brisait mon élan : le nom du Christ ne s’y trouvait pas. C’est que ce nom, selon ta miséricorde, Seigneur, ce nom de mon Sauveur, ton Fils, déjà dans le lait même d’une mère, mon cœur d’enfant l’avait pieusement bu et conservé tout au fond ; et, sans ce nom-là, rien malgré la valeur littéraire, le poli, l’exactitude, ne me ravissait totalement » (Augustin, Confessions, III, 8, trad. P. Cambronne). Malgré la part de reconstruction littéraire à l’œuvre dans tout récit rétrospectif, il n’en demeure pas moins qu’Augustin nous dit clairement qu’il a toujours été chrétien depuis son enfance, certes guère pratiquant, mais chrétien quand même – et l’historien et le philologue se doivent de respecter ce que dit un texte, surtout quand cela est exprimé si clairement. De fait, si l’on n’admet pas qu’Augustin était chrétien dès son enfance, on ne comprend pas bien son adhésion au manichéisme, où il croit trouver une interprétation rationnelle de Dieu, « du Seigneur Jésus-Christ, et celui du Paraclet notre Consolateur, l’Esprit-Saint » (Confessions, III, 10). De même, il est important de bien avoir à l’esprit que ce qu’Augustin nomme manichéisme correspond en fait à un courant chrétien manichéen : en d’autres termes, de chrétien culturel Augustin devient alors chrétien manichéen. Or, comme cela a été rappelé dans la très belle thèse d’A. Massié[4], la figure de Paul joue un rôle essentiel dans le manichéisme chrétien. De fait, la connaissance de la théologie manichéenne et du rôle que la figure paulinienne y joue permet de comprendre le rôle des versets pauliniens dans le récit de la conversion du jardin de Milan au livre VIII des Confessions, qui ne se réduit pas à « une superposition savante de réminiscences littéraires » (p. 192). Le Paul lu par les manichéens cède la place au Paul lu par les catholiques. En fait, si conversion il y a, elle n’est pas d’un Augustin païen à un Augustin chrétien, comme semble le comprendre l’auteur, mais d’un Augustin chrétien manichéen, puis chrétien sceptique, à un chrétien catholique. Cette lecture, certes traditionnelle, a pour le moins le mérite de ressaisir la profondeur d’un événement intérieur à l’aune d’une cohérence spirituelle. L’hypercritique de l’auteur conduit ici à une forme de myopie épistémologique : réduire la scène du jardin de Milan à une dispute sur les sorts virgiliens (p. 194-201) ou à une dispute puérile avec Jérôme (p. 262) revient sans nul doute à passer à côté des enjeux littéraires, spirituels et historiques de ce texte fameux.

De fait, les critiques que suscite l’ouvrage de St. Ratti tiennent sans doute à deux présupposés discutables. Le premier est le recours un peu aveugle à la méthode de P. Courcelle des parallèles textuels. Quoi qu’en dise l’auteur (p. 193), si H.-I. Marrou ou A. Mandouze ont souvent souligné les limites de cette méthode, c’est que ces limites sont réelles. La pensée propre d’un individu s’exprime toujours dans le langage de son époque, ce qui ne signifie pas que cette pensée se laisse réduire au langage de l’époque en question. Les travaux d’A. Mandouze, et notamment sa fameuse biographie d’Augustin, L’Aventure de la raison et de la grâce, ont bien mis en valeur cela en distinguant les parallèles textuels des schèmes spirituels. Or, lorsqu’on applique cette méthode à l’œuvre d’Augustin, on se rend compte tout de suite que ses œuvres, dès le Contra Academicos obéissent à un schème spirituel chrétien – Augustin affirme d’ailleurs son adhésion au dogme de l’Incarnation en Contra Academicos, III, 42 ou De ordine, II, 5, au dogme de la Résurrection en De quantitate animae, 76, tandis que le De beata uita se clôt sur une reconnaissance du dogme trinitaire – même si ces mêmes premiers écrits sont nourris d’intertextes platoniciens ou cicéroniens. Le second présupposé regrettable de ce travail est une conception quelque peu essentialiste des identités païenne et chrétienne, même si l’auteur peut rappeler à l’occasion, de manière fort juste, la labilité inhérente aux identités païenne et chrétienne (voir par exemple p. 151), comme l’ont montré de nombreux travaux récents[5]. Au final, il est faux de poser que les années 491-495 marquent le passage d’un Augustin intellectuel à un Augustin chrétien, comme le sous-entend St. Ratti. Certes, ces années, en raison de la lecture intensive de Paul et de l’apprentissage exégétique qu’il mène alors, se caractérisent par des évolutions doctrinales sur certaines questions, par exemple la vision de Dieu ou le rapport entre liberté et grâce[6] ; mais, sur bien des points, comme le rôle de l’illumination ou du Maître intérieur, la pensée d’Augustin se caractérise par une cohérence remarquable[7]. S’il y a bien un intellectualisme augustinien avant 491, cela ne signifie pas pour autant que les années 491-495 constituent une rupture.

Ajoutons que l’auteur a laissé des incorrections et coquilles qu’il convient de corriger : p. 30, St. Ratti affirme « Mais, dans sa chair, le saint n’aura pas connu la violence et, de ses yeux, Augustin n’aura pas vu la guerre ». C’est omettre la guerre civile qui opposait catholiques et donatistes avec de nombreuses violences commises par les circoncellions, puis les conflits entre païens et chrétiens après les édits qui se succèdent entre 386 et 392 contre les cultes païens[8]. P. 86, on est étonné d’apprendre que Tertullien était « évêque de Carthage », ce qui n’est pas du tout le cas. Pour le chapitre 6 sur le « théâtre des païens », on renverra à la thèse de référence de L. Lugaresi sur le sujet[9]. P. 91, il faut bien lire que les retrouvailles de Didon et Énée ont lieu au livre VI de l’Énéide, et non au livre VIII. P. 197 Paulin de Milan a écrit une biographie d’Ambroise, non d’Augustin comme indiqué. P. 279-280, les spécialistes de l’exégèse augustinienne seront surpris d’apprendre qu’« Augustin est davantage professeur qu’interprète de la Bible ». P. 330‑340, les parallèles textuels avancés par l’auteur pour prouver que Marius Victorinus est la source de l’argument virginal utilisé par Volusianus sont peu convaincants. C’est omettre qu’il s’agit d’un argument récurrent de la polémique païenne, comme l’avait montré en son temps P. Courcelle[10], et la probable influence du Contra christianos de Porphyre[11]. Enfin, signalons qu’aucune des références critiques n’est indiquée et que l’ouvrage est dépourvu de bibliographie et d’index.

Au final, on ne peut que regretter autant d’approximations, car certaines pages, par exemple sur la place du punique et du grec en Afrique à l’époque d’Augustin (p. 15-26), sur l’identification d’Hiérus à qui Augustin avait dédié son ouvrage, aujourd’hui perdu, De pulchro et apto (p. 111-118), ou sur l’évolution de l’imaginaire géographique dans l’Antiquité tardive (p. 154-158) sont fort intéressantes et ouvrent des perspectives originales. Notre regret est d’autant plus grand que la confrontation d’Augustin au milieu païen de son époque aurait pu être fort intéressante, comme l’a montré par ailleurs R. Lane Fox dans son récent ouvrage, Augustine : conversions and confessions, où il propose une lecture de la vie d’Augustin en symphonie avec celle du païen Libanios et du chrétien néo-platonicien Synésius de Cyrène[12].

Jérôme Lagouanère

[1]. M. Testard, Saint Augustin et Cicéron, Paris  1958.

[2]. G. Madec, « Augustin et l’Hortensius de Cicéron. Notes de lectures » dans I. Bochet, Augustin philosophe et prédicateur. Hommage à Goulven Madec, Paris 2012, p. 197-294.

[3]. A. Mandouze, « Se/nous/le confesser ? Questions à saint Augustin » dans Cl. Dehlez-Sarlet, M. Catani éds., Individualisme et autobiographie en Occident, Bruxelles 1983, p. 73-83.

[4]. A. Massié, Peuple prophétique et nation témoin. Le peuple juif dans le Contra Faustum manichaeum de saint Augustin, Paris 2011. Voir notamment p. 69-188.

[5]. Voir par exemple sur ce sujet É. Rebillard, Christians and Their Many Identities in Late Antiquity, Cornell 2012.

[6]. Voir sur ce point : J. Lagouanère, Intériorité et réflexivité dans la pensée de saint Augustin, Paris 2012, p. 235-244, p. 259-275.

[7]. Ibid., p. 158-180.

[8]. Voir par exemple les témoignages d’Augustin en Contra Crescontium, III, 47 ; Epistula, 50 ; 91. Sur ces questions, voir le point de vue de B. Shaw, par ailleurs discutable sur certains points dans Sacred Violence : African Christians and Sectarian Hatred in the Age of Augustine, Cambridge 2011.

[9]. L. Lugaresi, Il teatro di Dio, Brescia 2008.

[10]. P. Courcelle, « Propos antichrétiens rapportés par Augustin », Recherches Augustiniennes 1, 1958, p. 149‑186.

[11]. Sur ce point, voir par exemple : G. Madec, « Augustin et Porphyre. Ébauche d’un bilan des recherches et des conjectures » dans M.-O. Goulet‑Cazé, G. Madec, D. O’Brien éds., ΣΟΦΙΗΣ ΜΑΙΗΤΟΡΕΣ. « Chercheurs de sagesse ». Hommage à Jean Pépin, Paris 1992, p. 367-382.

[12]. R. Lane Fox, Augustine : conversions and confessions, Londres 2015.