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Après Antiquus error. Les ultimes feux de la résistance païenne (Turnhout, 2010), S. Ratti (désormais SR) nous propose un nouveau recueil d’articles choisis. L’ouvrage est divisé en deux parties, correspondant aux deux axes les plus importants de sa réflexion sur l’Antiquité tardive, la polémique entre païens et chrétiens (« Païens et chrétiens dans l’Antiquité tardive », p. 11-175) et l’Histoire Auguste (« l’Histoire Auguste aujourd’hui », p. 179-337). La première partie contient d’abord plusieurs recensions (cf. « Culture et urbanisme dans l’Antiquité tardive : à propos de deux ouvrages récents », p. 117-128 et « À propos de Fr. Paschoud Eunape, Olympiodore, Zosime », p. 135-147), dont certaines sont le lieu d’un savant dialogue avec le volume qui en constitue le sujet : dans « Saint Augustin, grammairien et philosophe » (p. 63-76), compte-rendu élogieux de l’Abrégé de la grammaire latine de Saint Augustin (édition et commentaire de G. Bonnet, traduction de G. Bonnet et E. Bermon, Paris, 2013), SR ajoute ainsi (p. 70-76) quelques éléments en faveur de l’attribution à Augustin du traité. Dans « Jean d’Antioche et ses sources latines » (p. 149-175), l’auteur discute certaines thèses défendues par l’excellente édition-traduction d’U. Roberto des fragments de Jean d’Antioche (Iohannis Antiocheni Fragmenta ex Historia chronica. Edizione critica e traduzione, Berlin-New York 2005) : il y soutient notamment avec des arguments philologiques forts qu’Eutrope (qu’il connaît bien) n’est pas une source fondamentale de Jean, et insiste sur le fait que ce dernier ne saurait être l’inspirateur principal de Léon le Grammairien ni même l’auteur des Excerpta Salmasiana.

On y lit ensuite avec intérêt deux articles consacrés à saint Augustin. « Saint Augustin sur scène » (p. 53-61) laisse de côté le contenu des nouveaux sermons publiés dans les années 1990 par F. Dolbeau pour tenter une reconstitution assez réussie des prêches de l’évêque d’Hippone, souvent obligé de composer avec un public contestataire ou dissipé. L’autre étude (« Saint Augustin a-t-il voulu interdire le Querolus ? », p. 77-95) suggère que, parmi les contradicteurs évoqués par Augustin à la fin du livre V de La cité de Dieu (26, 2), se trouverait le poète anonyme du Querolus. L’hypothèse est intéressante, ne serait-ce que parce qu’elle offre une possibilité de datation assez précise de cette comédie ; mais on peut en même temps ne pas être complètement convaincu par l’interprétation que donne l’auteur (p. 92-93) d’une expression, cruciale pour sa démonstration, employée par Augustin. Aux dires de ce dernier, les attaques dont il ferait l’objet seraient caractérisées par une garrulitate impudentissima et quasi satyrica uel mimica leuitate : quasi n’implique-t-il pas que son ennemi écrit à la manière des auteurs comiques mais, justement, n’en est pas un ? Mentionnons encore une note de lecture (« Rutilius Namatianus : Jérôme Carcopino avait raison ! », p. 129-133) où S. Ratti s’attache à mettre en valeur les intuitions de J. Carcopino à propos de Rutilius Namatianus, et qui furent en partie confirmées par la découverte en 1973 de deux fragments inconnus du De Reditu.

Les autres textes de cette partie s’intéressent plus spécifiquement à différents aspects et modes d’expression de la polémique qui, selon SR, aurait opposé païens et chrétiens au tournant des IVe et Ve siècles. On trouve d’abord une synthèse à l’origine destinée à un public plus large (« L’arsenal des lettres latines », p. 11-17) : SR y expose avec clarté et conviction comment les chrétiens et les païens ont tous revendiqué l’héritage de la littérature latine classique et l’ont utilisé pour polémiquer entre eux à la fin de l’Antiquité. Le moment le plus fort de la réflexion récente de SR a néanmoins été sa proposition d’identification de l’auteur anonyme de l’Histoire Auguste avec Nicomaque Flavien Senior. Si l’Histoire Auguste constitue le thème principal de la deuxième partie, cette thèse inspire déjà certains articles de la première. C’est le cas de « Les ancêtres d’Émile Ajar » (p. 41-52), qui, à propos des hypostases d’auteur, file une comparaison souvent stimulante – en dépit de la différence des contextes et des objectifs – entre R. Gary/É. Ajar et l’écrivain de l’Histoire Auguste. Il faut dire que l’hypothèse de SR a reçu un accueil mitigé et cette situation est sans doute à l’origine des nombreuses critiques adressées à un récent ouvrage du sceptique A. Cameron, The Last Pagans of Rome (Oxford-New York, 2011) : si « Païens et chrétiens au IVe siècle : points de résistance à une doxa » (p. 19-40) affirme, à nos yeux de manière tout-à-fait justifiée, l’existence réelle, sinon d’un conflit, du moins d’une polémique entre païens et chrétiens sous le règne de Théodose, il est aussi une attaque en règle du livre d’A. Cameron, auquel est déniée toute proximité avec la pensée de P. Brown. « Le diptyque des Nicomaque et des Symmaque au cœur de la polémique pagano-chrétienne » (p. 97-115) vise encore A. Cameron : SR y soutient, parfois au prix de rapprochements à notre sens un peu forcés, que le dyptique des Nicomaque-Symmaque comporte un message politique religieux précis car il aurait été confectionné peu après la mort de Nicomaque Flavien dans une atmosphère de polémique pagano-chrétienne.

Comme on pouvait s’y attendre, la deuxième partie réunit surtout des articles destinés à étayer sa proposition d’identification. On y relève bien quelques réflexions plus périphériques : un compte-rendu assez développé (« la signification antichrétienne des oracles de Virgile dans l’Histoire Auguste », p. 307-327 : recension de M. Ekbom, The Sortes Virgilianae. A Philological Study, Uppsala, 2013), ainsi que deux petites notes sur l’« L’Histoire Auguste et les barbares » (p. 329-332) et « Zénobie », (p. 335-337), qui ont d’abord été publiées dans la Dictionnaire des Barbares (éd. B. Dumézil, Paris, 2016). On s’arrête cependant surtout sur « Mon Histoire Auguste » (p. 179-190), texte assez atypique par son caractère largement autobiographique, où SR énumère ses maîtres, raconte les circonstances de sa découverte et la réception de celle-ci. L’étude suivante (« 394 : fin de de la rédaction de l’Histoire Auguste ? » (p. 191-225) est une réplique à un autre de ses contradicteurs, F. Paschoud, et accumule les arguments destinés à prouver que l’Histoire Auguste ne peut être postérieure à 394, date de la disparition de Nicomaque Flavien. « La date et la diffusion de l’Histoire Auguste » (p. 227-245) est également dirigé contre F. Paschoud, qui n’a pas mentionné dans l’introduction de son édition-traduction-commentaire des Vies Trente Tyrans et de Claude (Paris, Les Belles Lettres, 2011) son hypothèse : entre autres nouveaux arguments, il veut voir dans le fait que l’écrivain ignore la partition du Picenum et de la Flaminie une preuve décisive que l’Histoire Auguste est antérieure à 399-400. L’élément est intéressant, mais à notre sens pas complètement décisif, car si l’écrivain introduit volontiers dans son récit des règnes des IIe et IIIe siècles des réalités propres à son époque, on ne peut pas pour autant dire qu’il pratique systématiquement l’anachronisme. Le même point est encore développé dans « L’Histoire Auguste et les provinciaux, entrailles de l’État », p. 247-262 : SR y met en parallèle le témoignage des Libri Coloniarum et de la Notitia Dignitatis Occidentis pour souligner qu’il est impossible que l’Histoire Auguste soit postérieure à 399-400 et doit être sans doute datée de 392-394.

SR invoque également des données prosopographiques dans « Herennianus dans l’Histoire Auguste, Flavius Pollio Flavianus et Nicomaque Flavien Senior » (p. 263-276), pour démontrer que Nicomaque Flavien Senior est bel et bien l’auteur de l’Histoire Auguste, car il aurait puisé dans ses souvenirs familiaux pour inventer des noms fictifs, et notamment celui d’Herennianus (l’un des fils de Zénobie) et celui du biographe Trebellius Pollio, l’une de ses hypostases dans l’œuvre. Un autre article (« Historia Augusta contra christianos. Recherches sur l’ambience antichrétienne dans l’Histoire Auguste », p. 277-306, écrit avec J.-F. Nardelli) réaffirme encore, de nouveau contre A. Cameron, le militantisme anti-païen du recueil : SR pense notamment déceler dans la Vie des Maximin une forte intertextualité, qui se traduirait entre autres par l’inversion de pans entiers de l’Évangile de St Luc.

Cet ouvrage donne la pleine mesure des qualités de SR : une grande culture littéraire ancienne et moderne, une expression claire, un style agréable et une verve (au caractère, il est vrai, quelquefois un peu trop polémique) sont mis au service de vues originales qui, si elles n’emportent pas toujours la conviction, renouvellent sans conteste de manière féconde la recherche sur l’Antiquité tardive.

Agnès Molinier Arbo

Mis en ligne le 25 juillet 2017