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Disons-le d’emblée : Alexandra Rolle (AR) présente avec ce Dall’Oriente a Roma. Cibele, Iside e Serapide nell’opera di Varrone une excellente étude : excellente par sa méthode, excellente par son érudition, excellente par sa finesse interprétative et sa prudence.

En premier lieu, cet ouvrage est excellent par la méthode adoptée. AR, en effet, a recherché elle-même sur nouveaux frais, sans se fier à ses prédécesseurs, dans tout ce qui reste de Varron de Réate les passages qui pouvaient avoir un rapport avec Cybèle ainsi qu’avec Isis et Sérapis. Comme on le sait, certaines de ces œuvres ont été conservées par tradition directe, d’autres ont été transmises sous forme de citations. La chercheuse a affronté tous les problèmes que posaient ces différents cas de figure (situation, découpage, reconnaissance des vers s’il y avait lieu, etc.) Pour chaque passage retenu, elle fournit la source où on le trouve, un apparat critique avec les raisons de ses propres choix textuels, une traduction et un ample commentaire. Ce dernier commence toujours par des remarques philologiques, puis se poursuit en général par des considérations littéraires, historiques, philosophiques, au besoin éclairées par l’épigraphie, l’archéologie (par exemple sont fortement mis à contribution les travaux de F. Coarelli) ou l’iconographie. Pour chaque détail, tous les outils adéquats sont utilisés, la plupart des textes anciens ou modernes qui peuvent avoir un rapport sont cités intégralement et décortiqués. Chacune de ses décisions est, la plupart du temps, étayée par un raisonnement serré qu’elle expose au lecteur. Le livre qui, de ce fait, courait le risque d’être très touffu, se révèle, au contraire, extrêmement lumineux grâce à la clarté d’esprit personnelle d’AR (qui se traduit par des résumés périodiques des acquis, par exemple) et à la netteté du plan choisi. Il est divisé en deux parties, l’une consacrée à la Grande Mère, l’autre à la religion isiaque. Chacune débute par une brève présentation des divinités examinées et des principales étapes de l’évolution de leur culte à Rome.

La première partie scrute ensuite la présence de Cybèle dans les Satires Ménippées, en particulier dans celle intitulée Eumenides, mais aussi dans d’autres, analyse qui se clôt sur une comparaison avec l’Attis de Catulle qu’AR pense antérieur à Eumenides et visé par les clins d’œil de Varron. En suivant ce qu’elle considère comme l’ordre chronologique de parution des œuvres du Réatin, AR étudie ensuite Cybèle dans les Antiquitates rerum diuinarum et dans le De lingua Latina, avant d’arriver au chapitre de conclusion « Cibele e Mater Magna : tra rifiuto e integrazione », mettant en évidence que le penseur romain admet le culte de la Grande Mère more Romano, c’est-à-dire intégré et canalisé, mais le blâme lorsqu’il est, selon l’expression de notre collègue, more Phrygio, c’est-à-dire pratiqué dans l’Vrbs sous ses aspects originels par les Galles, des prêtres eunuques.

Le plan est le même dans la seconde partie. Après quelques pages sur la situation de la religion isiaque à Rome, AR commence par mettre en évidence les débris des Ménippées qui, à ses yeux, concernent les rites liés à Isis et Sérapis, comme le fr. 191 B (de la satire intitulée Γεροντοδιδάσκαλος) qui évoquerait une initiation nocturne, des passages des Eumenides qui décriraient une incubatio ou la satire intitulée Pseudulus Apollo qui traiterait de Sérapis et de son culte[1]. Les quatre chapitres suivants se penchent sur la présence des divinités égyptiennes dans les Antiquitates rerum diuinarum, dans le De lingua Latina, dans le De gente populi Romani et dans le De uita sua. Le dernier chapitre tire les conclusions : « Iside e Serapide : un’ostilità politica ? ». AR suggère que les allusions à Isis et Sérapis auraient une connotation négative quand elles sont rapportées à un contexte romain (en particulier dans la mesure où les actions évoquées seraient le fait d’adversaires du milieu auquel appartient Varron), mais un aspect positif quand ces dieux sont replacés dans « leur monde », qui est le monde égyptien.

L’érudition dont fait preuve AR dans ce travail est, elle aussi, assez remarquable. Car si elle prend bien souvent des positions personnelles, il est évident que ce n’est pas parce qu’elle ignore celles des autres, mais au contraire parce qu’elle les connaît, qu’elle les a analysées en détail pour se faire sa propre opinion. Sa maîtrise de ce qui reste de Varron, comme de la littérature latine et grecque est plutôt admirable. Admirable également sa connaissance de la littérature secondaire, ainsi que le prouvent ses treize pages d’une bibliographie allant des origines aux publications les plus récentes. Rien de ce qui a été écrit d’important sur le sujet n’est, en général, ignoré[2].

Ce livre fourmille d’hypothèses originales et d’interprétations nouvelles. Nous avons déjà fait allusion à quelques-unes d’entre elles. Il est impossible de les citer toutes. On signalera, entre autres, la reconstruction de la satire Eumenides comme le récit d’un banquet offert lors des Megalesia (fêtes d’avril en l’honneur de la Grande Mère intégrées à la religion romaine) organisé par le protagoniste‑narrateur (sans doute Varron), récemment converti à la doctrine cynique : dans le cadre des mutitationes, au cours du repas, ce personnage, parlant des diverses sortes de folies qu’il aurait expérimentées avant de découvrir la sagesse, aurait raconté un rituel auquel il aurait assisté inopinément à l’intérieur de l’aedes Matris deum (parce qu’il aurait entendu du bruit en passant devant le temple et qu’il y serait entré), celui de l’automutilation des Galles le 24 mars, dies sanguinis (p. 68‑70). Lors de ce même festin, il aurait également narré comment il aurait essayé de se guérir de sa démence par une incubatio dans le temple romain de Sérapis, peut-être l’Iseum Metellinum (p. 164-165). Toutes ces idées novatrices sont cependant présentées avec une grande prudence. Malgré les preuves qu’elle apporte pour les soutenir, AR n’oublie jamais de mettre les verbes au conditionnel et d’employer de nombreux modalisateurs pour rappeler sans cesse leur caractère hypothétique.

Évidemment chacune de ces suggestions peut être discutée, d’autant plus que, pour les fragments qui constituent la plus grande partie de ce qui survit de Varron, un texte peu sûr et un contexte absent rendent toute interprétation extrêmement hasardeuse.

Pour expliquer l’attitude de Varron, AR se réfère souvent aux données politiques de l’époque et au rôle qu’il jouait dans ce concert. À mon avis, il aurait fallu aussi tenir compte de sa théorie sur les trois genres de discours qu’on peut avoir sur les dieux (voir les fragments 6 Cardauns et suivants des Antiquitates rerum diuinarum ainsi que le Logistoricus intitulé Curio et sous-titré de cultu deorum). Or l’« indice dei nomi e delle cose notevoli » n’a même pas de rubrique Theologiae tria genera (ni quoi que ce soit de similaire)[3], — ce qui est pourtant une « chose notable » dans la pensée religieuse du philosophe romain. Et cependant, l’aventure d’Attis ressortit au genre mythicon (celui des poètes qui inventent des aventures abominables sur les dieux) ; on ne s’étonnera donc pas qu’elle révulse Varron. C’est au genre politicon qu’il faut rapporter son acceptation des cultes qui garantissent la cohésion de la cité et son rejet des pratiques qui troublent l’ordre établi. Enfin, un texte comme le passage du De lingua Latina 5, 57 se rattache au genre physicon (celui des philosophes, que Varron approuve mais dont il déclare en diu. 8 Cardauns qu’il est destiné à des oreilles entre les murs d’une schola et non à celles qui se trouvent à l’extérieur, sur les places publiques) : Principes dei Caelum et Terra. Hi dei idem qui Aegypti Serapis et Isis, etsi Harpocrates digito significat ut taceam. Idem principes in Latio Saturnus et Ops. AR cite ces lignes. Elle aurait pu citer celles qui les suivent immédiatement (ling. 5, 58) : Terra enim et Caelum, ut Samothracum initia docent, sunt Dei Magni, dont l’interprétation ressortit au même genus physicon et qui lui auraient suggéré d’étendre son étude à d’autres divinités honorées en Orient et connues à Rome (« Dall’Oriente a Roma » n’est-il pas son titre ?), comme ces Grands Dieux de Samothrace dont Varron parle à plusieurs reprises (il propose des identifications des dieux de Samothrace dans le De lingua Latina, dans le Logistoricus, Curio de cultu deorum, dans les Antiquitates rerum diuinarum, peut-être dans les Antiquitates rerum humanarum, etc.), ou encore comme le Dieu des Juifs qu’il évoque dans les Antiquitates rerum diuinarum fr. 16 Cardauns et 17 Cardauns.

Quoi qu’il en soit, ce livre (pratiquement exempt de fautes matérielles) est sérieux et bien documenté. Il sera désormais indispensable à quiconque travaillera non seulement sur les Ménippées, non seulement sur la pensée religieuse de Varron, mais encore sur la pensée religieuse à Rome au Ier s. avant notre ère, car fort opportunément AR rapporte des extraits d’autres auteurs, notamment de Cicéron, montrant que l’attitude du Réatin était sans doute partagée par l’élite intellectuelle et religieuse de son temps (comme le dit la quatrième de couverture).

Lucienne Deschamps, Université Bordeaux Montaigne

[1]. AR rejette l’hypothèse que le fr. 456 B appartienne à une satire intitulée Serapia, « dal momento che non abbiamo altre attestazioni di una menippea con un titolo simile » (p. 18 n. 25) – ce qui est la seule raison qu’elle donne – ; mais si elle considère serapa comme « l’inizio, corrotto, della citazione varroniana » dans Nonius, 104, 28, elle ne dit pas de quel terme cela pourrait être la corruption et n’examine pas le passage pour déterminer s’il a un rapport avec Sérapis ou non.

[2]. Certes on peut noter quelques oublis (mais est-il possible qu’il en soit autrement ?) Par exemple, AR aurait dû évoquer les travaux de M. Salvadore, en particulier M. Terenti Varronis fragmenta omnia quae extant collegit recensuitque Marcello Salvadore. Pars I : Supplementum, Hildesheim-Zürich -New York 1999. On y trouve, en effet, parfois des compléments à des fragments qu’elle cite : ainsi à Augustin, ciu. 7, 24 qu’elle utilise à plusieurs reprises aurait pu s’ajouter le fr. 177 Salvadore tiré de Raban Maur, de uniu. 15, 6 ; cela lui aurait fourni aussi des passages dont elle ne parle pas et qu’elle aurait pu discuter.

[3]. On trouve une allusion p. 190 au physicon theologiae genus, une autre, p. 195 n. 15 au mythicon theologiae genus, par exemple, mais AR n’en fait jamais un principe d’explication.