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Comme le rappelle Ch. de Lamberterie dans la préface de l’ouvrage, les deux monographies remarquables, déjà anciennes mais toujours indispensables, que sont La formation des noms en grec ancien de P. Chantraine (1933) et la Wortbildung der homerischen Sprache d’E. Risch (1re éd., 1937 ; 2e éd., 1974) n’offrent pas de tableau complet de la formation des noms en grec ancien. La première traite essentiellement de la dérivation et n’aborde la composition que de façon marginale ; la seconde, qui inclut ce dernier aspect et présente en outre l’avantage d’intégrer dans sa 2e édition les données mycéniennes, se limite à l’étude du vocabulaire homérique. Il y avait donc des progrès à réaliser et des lacunes à combler. De fait, on assiste ces dernières années à un renouveau spectaculaire de la recherche en ce domaine, dont témoignent notamment deux publications collectives récentes réunissant des contributions variées de haute tenue sur le fonctionnement de la dérivation et de la suffixation nominales : les actes du colloque international de Rouen[1] et, en ce qui concerne les anthroponymes, ceux du colloque de Lyon[2], qui paraîtront en 2017 à l’occasion du centenaire de l’ouvrage pionnier de F. Bechtel[3]. C’est l’occasion de signaler, aux pages 279-298 de ce recueil, la contribution de N. Rousseau intitulée « Remarques sur la suffixation des anthroponymes composés à premier terme prépositionnel du grec ancien », qui applique à l’onomastique la méthode employée dans l’ouvrage recensé.

La recherche de l’auteur s’inscrit, on le voit, dans un cadre fécond. Comme le titre ne l’indique pas, il importe de préciser d’emblée l’objet de l’étude, bien défini dans l’Introduction : le livre s’intéresse aux formes nominales construites à partir d’un syntagme prépositionnel, qui présentent « la marque morphologique du changement de catégorie grammaticale par rapport à ce syntagme » (p. 12), qu’il s’agisse de substantifs (ἐγκέφαλος « encéphale » en face de ἐν κεφαλῇ), d’adjectifs (ἐπιχθόνιος « sur la terre, terrien » en face de ἐπὶ χθονί) ou d’adverbes (avec l’ajout d’un suffixe, ainsi κατωμαδόν « à partir de l’épaule » formé sur κατ’ ὦμον). Ce type de dérivation, souvent nommé hypostase, est bien documenté dès le linéaire B (ex. o-pi-a2-ra [*ὀπίhαλα] « littoral » en face de ἐφ’ ἀλός) et s’est révélé extrêmement productif tout au long de l’histoire de la langue grecque. Le corpus étudié par N. R. est constitué de l’ensemble des formes attestées depuis les tablettes mycéniennes et dans les textes littéraires jusqu’à l’œuvre d’Aristote, soit environ quatre cents termes. Les sources épigraphiques du premier millénaire ne sont utilisées que de manière marginale, ce choix s’expliquant par le souci de disposer de contextes exploitables pour la recherche des syntagmes correspondants. Vu l’ampleur de la tâche (le livre compte près de 700 pages), il serait injuste d’en tenir rigueur à N. R. On ne pourra s’empêcher pourtant de regretter l’absence de certains termes intéressants. Par exemple, à côté de παραμηρίδια « cuissards » (p. 249) aurait pu figurer le mot ὑπερμηρίδια attesté en Crète dès le VIIe/VIe s., désignant « la partie de la victime qui se trouve au-dessus de la cuisse »[4]. De même, la mention des ἐμπορίδια (forme dialectale de ἐμπυρίδια « sacrifices par le feu ») dans une inscription de Béotie[5] aurait utilement complété l’analyse du terme ἔμπυρος (p. 296-298).

L’ouvrage se compose de deux parties bien distinctes. La première, intitulée « Principes de formation » (p. 21-163), est une enquête linguistique approfondie dans laquelle l’auteur analyse les théories de la composition et de la dérivation mises en œuvre et la terminologie employée depuis l’antiquité jusqu’à nos jours pour rendre compte des formes étudiées, en grec ancien et dans d’autres langues anciennes et modernes. Elle montre l’apport essentiel des savants du XIXe et du début du XXe siècle, que les linguistes d’aujourd’hui auraient tort de négliger. Il est impossible d’aborder ici tous les développements de cette étude riche et complexe. On se bornera à en relever quelques aspects originaux. L’un des plus intéressants, à la frontière entre morphologie, lexique et syntaxe, est l’analyse du processus de lexicalisation, par lequel un syntagme exprimant une circonstance actuelle de l’action (ἐν νυκτί « pendant la nuit ») donne naissance à un composé marquant une propriété virtuelle (ἐννύχιος « nocturne », à propos d’un songe ou d’une vision). L’opposition entre actuel et virtuel (termes que l’auteur reprend à Benveniste), permet d’illustrer la première étape dans le passage du syntagme au lexique, lorsqu’un composé « est pourvu des caractéristiques formelles des adjectifs (…) mais non de leur propriétés sémantiques (l’expression d’une qualité), et qu’il se situe donc en deçà de la lexicalisation » (p. 157). Ainsi, lorsque Nestor et ses compagnons ramènent de nuit des bêtes prises à l’ennemi : καὶ τὰ μὲν ἠλασάμεσθα Πύλον Νηλήϊον εἴσω | ἐννύχιοι προτὶ ἄστυ (Il. 11.682-683), l’adjectif ἐννύχιοι est certes un composé hypostatique mais il indique simplement que l’action se déroule pendant la nuit et revêt donc la même valeur actuelle que le syntagme ἐν νυκτί. Ce type d’emploi est presque exclusivement poétique. L’étape suivante s’inscrit dans un continuum sémantique : du sens de « pendant la nuit » à propos d’une nuit particulière, ἐννύχιος passera à celui, toujours actuel mais plus général, de « de nuit », avant d’être attesté dans des emplois virtuels au sens de « nocturne ».

Un autre élément important de cette partie théorique est la mise en évidence du phénomène d’analogie, qui peut entraîner la création de formes nouvelles à partir de modèles préexistants. Ainsi, l’existence de composés homériques tels que μεταμάζιον « entre les seins » et μεταδόρπιος « au milieu du dîner », dont l’élément μετά a le sens premier de « au milieu de, entre », peut expliquer la création en prose classique du substantif μεταπύργιον « partie du rempart située entre les tours, courtine » à une époque où la préposition μετά avait perdu ce sens premier, repris par μεταξύ (p. 125-126). Le même procédé est à l’œuvre dans la réinterprétation de composés par étymologie populaire. On est là au stade suivant du continuum précité, celui de la démotivation du composé hypostatique. N. R. cite notamment l’exemple de l’épithète homérique ὑπερφίαλος « supérieur, arrogant » qui, quelle qu’en soit l’étymologie (comme l’auteur l’indique p. 142, n. 704, le rattachement à la racine *φῡ-/φῠ- « croître » est défendu avec de bons arguments par Ch. de Lamberterie), n’était plus motivée que par la présence du premier terme ὑπέρ marquant l’excès. Dans son commentaire de l’Iliade, Eustathe explique le terme par un rapprochement avec le syntagme inexistant ὑπὲρ φιάλην « en faisant déborder la coupe », d’où « en passant la mesure ». Cette interprétation avait cours dès l’époque classique, comme le montre la remotivation de l’adjectif par jeu littéraire chez le poète Ion : ὑπερφίαλον οἶνον κελαρύζετε « faites bruyamment déborder le vin des coupes » (p. 142).

Cette minutieuse enquête linguistique est suivie d’une seconde partie (« Étude sémantique et lexicale », p. 165-598) qui constitue le cœur de l’ouvrage. Les quatre cents formes du corpus y font l’objet d’une analyse philologique détaillée dans chaque contexte d’apparition et en relation avec le syntagme éventuellement attesté. Les composés sont classés par champs lexicaux selon le sens spatial, temporel ou abstrait que présente la préposition constituant leur premier terme, puis, à l’intérieur de chacun de ces trois groupes, selon le champ lexical auquel appartient le second terme. Le choix de cette présentation permet d’intéressantes constatations sur la formation du vocabulaire grec, en particulier dans le domaine scientifique et technique. Nombreux sont ainsi les composés hypostatiques utilisés dans le lexique anatomique et pathologique pour exprimer une localisation par rapport à une partie du corps : πρόσωπον « visage », μέτωπον « front » mais aussi ὑπώπια (Hom.+) et ὑποφθάλμια (Hippocr.) « dessous des yeux », ὑπορρίνιον « dessous du nez », ὑπογλωσσίς (Hippocr.) « dessous de la langue » et « inflammation sublinguale » mais aussi « remède que l’on prend sous la langue » (Galien), ἐγκέφαλος « encéphale » et παρεγκεφαλίς « cervelet », ἐπωμίς « haut de l’épaule » puis « vêtement attaché sur l’épaule » (cf. myc. e-po-mi-jo « épaulières », formé sur le même syntagme ἐπ’ ὤμου), ὑπογλουτίς « pli de la fesse », ἐπιγουνίς « muscle extenseur de la cuisse, qui s’attache sur le genou » (symbolisant la puissance d’Ulysse dans l’Odyssée), sans doute différent de ἐπιγουνατίς « rotule », ὑποχόνδριον « hypocondre » (région de l’abdomen située sous les cartilages, ὑπὸ τοῖς χόνδροις), etc. Plusieurs de ces termes survivent dans le vocabulaire médical des langues modernes (encéphale, parencéphale, hypoglosse, hypocondre et d’autres cités dans l’ouvrage). C’est aussi le cas, dans le vocabulaire courant, de composés hypostatiques tels que ἐφήμερος, ἀνάλογος, παράδοξος, ainsi que d’autres employés en référence à des réalités culturelles proprement grecques (ἔφηβος, ἐπινίκια, πρόξενος, προπύλαια).

L’analyse des contextes et l’étude de l’évolution sémantique des noms et adjectifs hypostatiques sont souvent passionnantes. On apprend ainsi (p. 329-330) que le terme ἐπιτάφιος n’a jamais servi en grec à désigner une inscription (sens que le mot n’acquiert que sous sa forme empruntée en latin tardif). Épithète du substantif λόγος ou substantivé au masculin, il qualifie un discours prononcé ἐπὶ τάφῳ, c’est‑à‑dire une « oraison funèbre », et s’emploie de façon plus générale au sens de « funèbre, funéraire », notamment pour désigner des concours (ἀγῶνες) organisés lors des funérailles publiques ou, sous la forme substantivée ἐπιτάφιον, les jeux en l’honneur de Patrocle. Ajoutons qu’aujourd’hui Επιτάφιος est le nom donné en Grèce à une sorte de lit à baldaquin en bois sculpté garni de fleurs représentant le cercueil du Christ, qui est porté en procession par les fidèles le soir du Vendredi Saint.

Autre cas remarquable : celui de l’adjectif ἐξαίσιος (p. 531-533). Antonyme de ἐναίσιμος et ἐναίσιος, il s’emploie, chez Homère, Eschyle et Bacchylide, dans l’acception nettement négative de « contrairement à ce qu’il faut, inconvenant, injustifié », mais à l’époque classique il n’exprime plus que le dépassement d’une norme ou d’une mesure, s’appliquant non seulement à des manifestations naturelles (ὑετοί, ἄνεμοι, etc.) mais aussi à des comportements humains tels que « les rires et les pleurs excessifs » (γελώτων … τῶν ἐξαισίων καὶ δακρύων, Plat., Lois, 732c) que l’on se doit d’éviter pour faire bonne figure. Épithète de κάλλος chez Philon d’Alexandrie, il qualifie la « beauté extrême » de la Création. Ici, un prolongement vers le grec moderne montre que l’évolution aboutit à peu près au sens contraire de celui qui était attesté dans l’épopée puisque l’adjectif ne signifie plus aujourd’hui que « extraordinaire, remarquable, admirable ». Le poète Cavafy – grand connaisseur du grec hellénistique et impérial dont l’influence sur la langue érudite d’aujourd’hui n’est plus à démontrer – n’y est peut-être pas étranger, qui emploie ἐξαίσιος pour désigner la force irrésistible (ἐξαίσια ἰσχύν) du désir, mais aussi des musiques envoûtantes (μουσικὲς ἐξαίσιες) ou des membres sublimes (ἐξαίσια μέλη).

La place manque pour évoquer bien d’autres apports enrichissants du livre de N. R., qui éclaire des aspects souvent imprévisibles de la formation et de l’évolution du vocabulaire grec. Il importe de signaler pour conclure que toutes les citations d’auteurs anciens sont traduites par l’auteur, qui – c’est assez rare pour être signalé – a également pris le soin de traduire les textes des savants allemands auxquels elle se réfère, ce qui ajoute à l’agrément de la lecture. Chaque forme peut être aisément retrouvée dans l’Index, incluant les mots cités en grec et dans les autres langues anciennes et modernes, mais aussi dans l’utile Répertoire (p. 637-658), qui regroupe successivement les composés du corpus d’après le premier terme (ce qui permet d’apprécier la productivité de chaque préposition), puis d’après le second. On l’aura compris, cet ouvrage ne s’adresse pas qu’aux linguistes – qui trouveront leur bonheur dans les pages très denses des premiers chapitres. Il a sa place dans la bibliothèque de tout helléniste passionné par l’histoire des mots.

Gérard Genevrois

[1]. A. Blanc, D. Petit éds., Nouveaux acquis sur la formation des noms en grec ancien. Actes du Colloque international, Université de Rouen, ERIAC, 17-18 octobre 2013, Louvain-Paris 2016.

[2]. S. Minon et al. éd., La suffixation des anthroponymes grecs antiques. Actes du Colloque International S.A.G.A. Lyon, Université Jean Moulin Lyon, 3. 17-19 septembre 2015, à paraître.

[3]. Die historischen Personennamen des Griechischen bis zur Kaiserzeit, Halle (Saale) 1917.

[4]. cf. G. Genevrois, Le vocabulaire institutionnel crétois d’après les inscriptions (VIIeIIe s. av. J.-C.). Étude philologique et dialectologique, Genève 2017, p. 269 et n. 4.

[5]. A. Alonso Déniz, REG 129, 2016, p. 63-83.