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« À l’instar de l’Histoire, l’histoire des religions doit, elle aussi, redécouvrir l’individu ». Ainsi s’ouvre le livre de Jör Rüpke sur la déviance religieuse dans le monde romain de l’époque tardo-républicaine à l’Antiquité tardive. Ces mots représentent le cœur d’une thématique qui intéresse le savant depuis plusieurs années et qui vise à renouveler l’approche des historiens des religions antiques. Le nouveau paradigme d’interprétation des religions classiques est d’autre part au centre d’un programme de recherche européen sur « Lived Ancient Religion: Questioning ‘cults’ and ‘polis religion’ » piloté par l’auteur lui‑même (ERC, 2012-2017). La question de la place de l’individu dans les pratiques religieuses romaines est, dans le présent volume, analysée au moyen des déviances, ce que les Romains appelaient superstitio.

Issu des conférences données au Collège de France en 2010 dans le cadre de la chaire de John Scheid, le livre de J. Rüpke paraît en français après avoir été publié en allemand (2011) et en italien (2014). En 2016, est parue également une traduction anglaise. Les nombreuses traductions témoignent de l’intérêt renouvelé qu’une partie importante de la communauté scientifique porte à la question de l’individualité dans les religions antiques depuis quelques années. Le programme et les recherches de J. Rüpke ont ouvert la voie à un nouveau courant d’études qui focalise son attention sur le rôle de la « religion personnelle » dans les dynamiques religieuses des cités antiques, le but étant d’étudier les domaines qui ne rentrent pas dans ce qu’on appelle souvent la « polis-religion » (sur la base de la définition donnée par Chr. Sourvinou‑Inwood). Les questions théoriques sont abordées dans les deux premiers chapitres, où l’auteur essaie de définir les notions d’« individualité » et de « déviance religieuse » (qui n’existent pas dans l’Antiquité) pour qu’elles puissent être appliquées aux mondes antiques. Trois domaines sont plus particulièrement retenus par J. Rüpke : le culte domestique, les récits biographiques et les communautés religieuses. Les deux catégories sont étroitement liées car la déviance, entendue comme une infraction à la norme, permet d’éclairer des comportements individuels autrement cachés dans les dimensions collectives et communautaires des religions antiques. Tout en étant conscient des problèmes de documentation posés par ce type de dossier, J. Rüpke analyse des sources différentes qui vont des textes juridiques aux traités littéraires en passant par les inscriptions.

À partir du chapitre 3, le volume est construit selon une approche chronologique. L’idée centrale de l’auteur est que les dernières décennies de l’époque républicaine romaine représentent un tournant important dans la construction de la « déviance » et, par conséquent, de la notion même de « religion ». J. Rüpke analyse en détail les Antiquitates rerum humanarum et divinarum de Varron et le traité de Cicéron De legibus. Chez Varron, la déviance se manifeste notamment comme un « manque de savoir » (p. 32) ; de même, Cicéron, notamment dans le livre II de son traité, considère le manque de connaissances comme la source principale du comportement religieusement déviant ; toutefois la réflexion cicéronienne s’inscrit dans un projet législatif visant à créer une constitutio religionum où les prêtres jouent un rôle clé dans le transfert des connaissances rituelles. L’analyse de J. Rüpke permet de relever que, dans la République tardive, la religion commence à se construire comme un savoir, une considération qui n’est pas sans conséquence dans l’évolution de la pensée et de la pratique romaines en matière de culte. Je crois que nous avons là l’apport le plus novateur de l’ouvrage : la reconfiguration de la religio comme un savoir est une étape fondamentale dans l’évolution de la pensée romaine ; elle permet en effet d’éclairer les transformations religieuses de l’époque impériale et notamment les rapports entre « païens » et « chrétiens ».

Le chapitre 4, se concentre sur les discours savants relatifs à la déviance religieuse, en mettant l’accent en particulier sur Plutarque et Sénèque. Il est vrai qu’on a l’habitude de penser la « déviance religieuse » comme un phénomène intrinsèque aux religions monothéistes. Dans les religions grecque et romaine, cependant, la déviance en matière religieuse pouvait s’exprimer également. Certes, la différence réside dans l’interprétation de la notion de « déviance » qui était réservée dans les religions traditionnelles à la sphère des rituels. Toutefois, l’absence d’une « révélation » au sens judéo‑chrétien et d’une définition d’un ensemble de « dogmes » n’empêchait pas l’existence de débats sur les dieux ou sur les prescriptions cultuelles. Pour ne prendre qu’un exemple, la discussion sur la véritable opinion (δόξα) quant aux dieux, et plus généralement sur la déviance religieuse, était courante au début de l’époque impériale romaine, comme le montre bien le traité de Plutarque, Sur la superstition, qui se concentrait sur les fausses opinions entraînant la superstition (δεισιδαιμονία) et l’athéisme. De même, Sénèque aborde la question dans son De superstitione que nous ne connaissons qu’à travers les fragments transmis par la tradition indirecte (dans La cité de Dieu d’Augustin). J. Rüpke attribue une importance toute particulière à Sénèque dont la réflexion est également abordée au chapitre 6 : d’après lui, Sénèque est « le principal témoin d’une évaluation positive de l’expérience religieuse… » (p. 93). Il est important de remarquer que sa vision de la déviance religieuse est influencée par la philosophique stoïcienne : en s’appuyant sur cette base, le philosophe tisse un lien entre superstition et émotion excessive, ce qui correspond au renversement du mode de vie stoïcien. Comme Varron et Cicéron, Sénèque insiste sur la nécessité d’établir une relation à la pratique religieuse filtrée par la connaissance. Nous avons là un critère incontournable qui fonde la spéculation intellectuelle et qui, d’ailleurs, représente la base du rapport entre philosophie et religion dans les mondes antiques.

Le livre de Rüpke se caractérise par une utilisation large du corpus documentaire. À côté des sources littéraires, les textes de droit ont un rôle important (chap. 5) pour éclairer les comportements religieux erronés. Dans cette perspective, les pages consacrées au Code théodosien sont particulièrement importantes. L’auteur affirme que les lois de ce recueil de la première moitié du Ve siècle ne présentent pas le « paganisme » comme une religion particulière, ce qui nous permet de souligner combien la définition de cette nouvelle catégorie religieuse demeure liée à des procédés intellectuels, voire théologiques. En revanche, la juridiction recueillie par Théodose II et publiée en 439 montre que la « religion » occupe une place précise dans le domaine de la juridiction romaine, comme le montre le titre De religione, donné au seizième et dernier livre du Code. D’un point de vue législatif, la déviance se configure comme « une pratique religieuse avec des intérêts illégitimes » (p. 85), avec une insistance toute particulière sur les formes de divination attestées dans le domaine privé. Il s’agit d’un exemple clair du rapport étroit entre pouvoir impérial et pratiques religieuses.

Le volume se clôt avec un regard sur les transformations de la déviance entre l’époque tardo-républicaine et l’Antiquité tardive. Si à l’époque de Cicéron et de Varron, « la religion est reformulée comme un savoir » (p. 104), J. Rüpke s’interroge alors sur les conséquences de cette réflexion dans les siècles suivants, en se demandant comment l’époque impériale a poursuivi ce parcours. La réponse se heurte au problème de l’absence d’une politique impériale systématique dans le domaine que nous appelons aujourd’hui la « religion ». Toutefois, l’auteur souligne à juste titre que la conceptualisation de la déviance est une conséquence directe de la constitution d’un savoir religieux : « là où la religion devient savoir, l’ignorance, les décisions erronées, sont aussi possibles » (p. 110). On pourrait ajouter que cette mise en savoir de la religion connaîtra une étape supplémentaire au milieu du IVe siècle, lorsque les auteurs chrétiens (Eusèbe de Césarée notamment) proposeront une réflexion large sur le savoir religieux, celui des chrétiens et celui des autres, en organisant le panorama religieux de l’époque dans une taxinomie tripartite fixe, « paganisme, judaïsme et christianisme ».

Francesco Massa