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Voici un livre que l’on n’attendait plus, et c’est une heureuse surprise. Cinquante et un ans après La Migration grecque en Ionie (1958), M. Sakellariou publie le travail d’une vie consacré aux ethnè grecs à l’Âge du Bronze, en deux volumes d’une très grande érudition. Après s’être intéressé à la formation du peuple grec (Peuples préhelléniques d’origine indo‑européenne, 1977, et Les Proto-Grecs, 1980), l’auteur se penche maintenant sur l’Âge du Bronze dont il dessine les contours à l’aide des appellations ethniques dont nous possédons les traces tant écrites que cultuelles. Son travail repose sur un double postulat, celui de l’existence d’ethnè en Grèce dès l’installation des premiers Grecs, qu’il situe aux alentours de 1800 av. J.C., et la possibilité de repérer ces ethnè dans leur diversité, d’analyser leurs mouvements migratoires en leur assignant une chronologie au cours du deuxième millénaire avant notre ère.
M. Sakellariou commence par nous donner sa définition de l’ethnos. Il s’agit d’identifier les traits propres culturels (divinités, héros, particularités dialectales…) propres à chacun des groupes. Mais il faut aller plus loin et admettre la possibilité que ces ethnè soient constitués chacun en « entité autonome et structurée » (p.55) dès l’Âge du Bronze, et que ce soit l’image qu’en donnent les poèmes homériques, reflet d’une société plus ancienne : (« Le fait que les ressortissants des sociétés politiques homériques soient désignés par des noms d’ethnè suggère que : a) ces sociétés faisaient suite à des entités autonomes prépolitiques du type de l’ethnos, b) que chacune d’elles continuait d’avoir pour noyau un ethnos qui avait pré-existé, ou un segment de cet ethnos ou encore un mélange de souches ethniques différentes…p.57). On voit donc dès le départ se profiler la question de fond : peut-on admettre la réalité d’un groupement politique de type ethnos à l’Âge du Bronze sur la base d’une documentation essentiellement littéraire et linguistique ? L’auteur examine systématiquement tous les peuples cités dans le Catalogue des Vaisseaux, qui constitue la donnée de base la plus ancienne, et croise cette information primaire avec toutes les données fournies par les sources littéraires, épigraphiques (y compris dans quelques cas le Linéaire B), cultuelles et « éventuellement dans des dossiers linguistiques ou archéologiques » (p.69). Je reviendrai sur cet « éventuellement ».
L’ouvrage traite des peuples connus ou seulement évoqués brièvement par Homère : Abantes, Achéens, Ainianes, Arcadiens, Athamaniens, Béotiens, Dolopes, Doriens, Éoliens, Épéens, dans le volume I, Étoliens, Graikoi, Hellènes, Ioniens, Kephallènes, Lapithes, Locriens, Magnètes, Minyens, Peraiboi, Phlegyens, Phocidiens, Phtioi, Thessaliens, dans le volume II. Pour chacun de ces peuples, l’auteur fournit une étude onomastique qui renvoie souvent aux racines indo-européennes, tandis qu’une recherche approfondie sur les sources essaie d’en préciser la localisation et les déplacements éventuels, ainsi que la chronologie afférente. L’érudition déployée est immense, et ne néglige aucune analyse philologique depuis le début du XIXe siècle. Le parti-pris de considérer sur un même pied des entités linguistiques et institutionnelles bien connues encore à époque classique (Doriens, Ioniens…) et des groupes largement mythiques comme les Lapithes semble ne pas troubler l’auteur qui leur accorde à tous une dimension historique, ce qui reste pourtant sujet à caution.
Mais l’obstacle de fond est ailleurs, celui de la quasi absence des données archéologiques (« éventuellement » mentionnées pour certains peuples, mais de façon si brève et sans mise à jour contemporaine, en sorte qu’elles ne tiennent aucune place dans la discussion). Comment admettre que l’on puisse dessiner une carte des migrations au second millénaire et en fournir une chronologie précise si l’on ne tient pas compte de ce qui constitue l’essentiel de notre documentation sur la seconde moitié du deuxième millénaire en Grèce ? Quel rapport postuler entre l’ethnos de M. Sakellariou et la réalité du pouvoir du wanax et de ses dignitaires telle que le montre l’archéologie palatiale autant que les tablettes en Linéaire B ? Si l’ethnos pré-existe à l’organisation palatiale comme semble le penser l’auteur, quelle place y occupe‑t‑il ensuite ? Celle du da-mo (demos) et des qa-si-re-u (basileis) ? Ces questions-là restent sans réponse.
Un autre obstacle, qui n’est pas seulement de forme, rend difficile la lecture de ce livre : le manque d’une bibliographie synthétique en fin de volume. La bibliographie figure uniquement dans les notes, et à y regarder de près, elle est extrêmement fournie pour tout ce qui est antérieur au dernier quart du XXe siècle, mais ne va guère au-delà, excepté dans les domaines linguistique et philologique. M. Sakellariou renvoie fréquemment à ses propres livres sur tel ou tel point de la discussion, et les ouvrages archéologiques cités sont rares et relativement anciens.

On le voit, ce livre qui rassemble les recherches de toute une vie peut laisser sur sa faim quiconque chercherait à faire coïncider les realia de l’Âge du Bronze avec les mentions littéraires concernant le passé plus ou moins mythique et héroïsé de la Grèce. Reste qu’il s’agit d’une étude des sources et des traditions dont tous ceux qui se penchent sur la vision du passé dans le monde grec ne pourront faire l’économie. Travail de bénédictin servi par une immense culture historique et philologique, l’oeuvre de M. Sakellariou est un classique de l’histoire des idées sur la formation de la Grèce.

Annie Schnapp