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Dépassant les seuls aspects institutionnels que les historiens de l’époque classique privilégient en se plaçant dans la perspective de la cité aristotélicienne, dans son dernier ouvrage Hommes illustres. Moeurs et politique à Athènes au Ve siècle, Pauline Schmitt Pantel (PSP ensuite) analyse les comportements des détenteurs d’archè dans l’Athènes du Ve siècle, en grec les epitêdeumata (« moeurs, habitudes de vie, coutumes ») pour écrire une histoire du politique, c’est-à-dire entreprendre une re‑politisation de la cité que Nicole Loraux appelait de ses voeux. Elle se demande « s’il existe un rapport entre la description des moeurs et la construction de la figure et de l’action politique des personnages » (13).
Une source est particulièrement étudiée, les Vies plutarquéennes, en l’occurrence celles d’Aristide, Thémistocle, Cimon, Périclès, Nicias et Alcibiade. Ce choix supposait une réflexion méthodologique sur l’écriture de Plutarque. Curieusement, celle-ci est menée dans le dernier chapitre de l’ouvrage alors même qu’elle conditionne les huit chapitres précédents. Il s’agit en effet de déterminer si le bios n’apporte pas avec lui l’intérêt pour les moeurs, ce qui revient à se demander si Plutarque est un historien ou un moraliste s’inscrivant dans un genre littéraire du II e siècle p.C. dont la portée est morale et philosophique. Si elle s’avérait juste, cette interprétation enlèverait la moindre pertinence à tout travail sur les moeurs à partir du témoignage plutarquéen.
Nuancée, la conclusion de PSP n’en est pas moins claire et se détourne de cette deuxième lecture. « L’unité du récit de Plutarque n’est […] pas construite uniquement dans un but éthique ou dans un but littéraire ou même éthico‑littéraire, mais elle peut aussi être lue comme une forme particulière d’écriture de l’histoire des siècles passés à propos des hommes illustres, histoire qui est en dehors des clivages que font les historiens modernes entre histoire politique et histoire des comportements ou des moeurs, mais qui s’inscrit bien, je crois, dans la manière d’écrire l’histoire (l’historiographie) des historiens de l’Antiquité depuis l’époque classique » (p. 194). Bref, « Plutarque a devant lui un matériau historique qu’il n’invente pas, et dont il est tributaire dans tous les domaines, y compris ceux de la description du mode de vie et des comportements. Ce qui lui revient en propre est le regard qu’il porte sur ses personnages, la réflexion éthique qu’il en fait naître, et bien sûr l’écriture » (p. 195).
Dès lors, PSP peut étudier les moeurs des Athéniens illustres du Ve siècle en s’attachant à discerner des points saillants qui sont autant d’éléments permettant de construire une sociologie des hommes politiques athéniens. Elle scrute ainsi l’entrée dans la vie publique en soulignant aussi bien le rôle de l’éducation et des aventures amoureuses que la participation à la guerre, la participation à l’assemblée, l’appartenance à un groupe d’amis et le changement de vie. Elle rappelle leur appartenance au groupe des aristoi et souligne que leur rapport à la richesse ne peut se comprendre hors du politique ; il en va de même pour leur participation active à la sociabilité civique. En prenant en compte leur comportement à l’assemblée, PSP met en question la réalité des débats à l’assemblée. Toutefois, elle considère que le modèle littéraire, c’est-à-dire le genre biographique, pousse à la rédaction d’une histoire politique qui se décline en prises individuelles de pouvoir successives. Elle attire également l’attention sur les pratiques religieuses publiques qui participent également à la construction de leur image. Le témoignage plutarquéen permet aussi de regarder les hommes politiques athéniens du Ve siècle comme des hommes, à travers les relations qu’ils entretiennent avec d’autres hommes et avec des femmes. La figure d’Aspasie domine nettement même si, en raison des sources, elle est surtout une construction littéraire. Elle « entre dans l’histoire comme une figure très construite par la pensée masculine grecque, la belle étrangère qu’il fallait inventer pour donner à Périclès un poids d’humanité » (p. 149). Plus généralement, « il serait erroné de faire une lecture uniquement négative de la part du féminin dans la construction de l’identité politique grecque » (153). Enfin, PSP observe que tous les hommes politiques athéniens du Ve siècle connaissent une mort tragique, hormis Aristide. Si celle-ci contribue à la construction d’une identité politique, elle diffère cependant des autres epitêdeumata étudiés car, à l’exception du suicide de Thémistocle, ne procède pas de la volonté des individus.
Comme le rappelle PSP dans la conclusion de son ouvrage, la liaison entre les comportements et les opinions politiques est une évidence pour les auteurs anciens. Bref, ces habitudes de vie relèvent du politique, c’est‑à‑dire de la définition de la citoyenneté – et sa construction – et dessinent les frontières de la koinonia. Bien que relevant, entre autres, de l’histoire anthropologique, cette étude met en avant les individus, les grands hommes. Au travers de comportements, PSP cherche à établir la spécificité d’un portrait, d’une culture particulière dont les moeurs proposent un reflet, en faisant l’hypothèse que celles-ci s’inscrivent dans un siècle particulier, le Ve siècle. Le résultat est convaincant et vient confirmer ce que plusieurs contributions précédentes de PSP (par exemple REA, 108, 2006, 79-99) avaient déjà montré.
En somme, ce livre vient illustrer le renouveau de l’histoire politique de l’époque classique (cf. par exemple P. Schmitt Pantel, Fr. de Polignac éds, Athènes et le politique, Paris 2007) et il trace des perspectives riches de développements ultérieurs. Dans un domaine aussi traité que celui-ci, il n’était pas aisé de proposer un tel renouvellement. PSP y parvient de belle façon.

Christophe Pébarthe