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Comme le précédent livre de B. Le Callet sur Médée, paru en 2014 dans la même collection (Folio Théâtre 154), ce numéro s’adresse, nous semble-t-il, à un large public : amateurs de théâtre, antiquisants, élèves, étudiants, enseignants. L’édition bilingue, accompagnée de notes et d’un dossier fort complet satisfera les attentes d’un public exigeant et au fait des questions critiques, tandis que l’introduction, la traduction, les repères, index et résumé rendent parfaitement accessibles cette œuvre d’un auteur réputé difficile.

Le gros point fort est dans l’appareil paratextuel : très pédagogiques, les différentes entrées dans le genre de la tragédie latine, puis dans la pièce traduite et commentée permettent au lecteur de construire un sens progressif et synthétique. La préface, qui est en fait une introduction à Œdipe, entre d’emblée dans le vif du sujet et donne des axes de lecture forts. Il est appréciable, ensuite, d’avoir une note sur l’édition et le texte latin, ainsi que sur la traduction, pratique qui demeure trop rare encore, et que nous avions déjà saluée pour le volume sur Médée.

Après le texte de la pièce vient le dossier dont les parties sont organisées dans un ordre un peu déroutant. Les repères chronologiques sur la vie de Sénèque intègrent l’histoire politique dans la vie et l’œuvre de l’auteur, ce qui est fondamental en l’occurrence. La bibliographie, évidemment sélective, est à jour et comprend quelques titres en anglais. Variée, elle aborde les questions de réception, de mise en scène, du stoïcisme, et des questions plus spécifiquement liées à Œdipe comme le corps et l’inceste. La notice sur la tragédie romaine est utile et gagnerait à être développée, avec par exemple un plan de théâtre romain à l’époque impériale – même si l’on ne sait pas s’il a bel et bien été utilisé par Sénèque – , un point plus précis sur la question du masque, une liste des sources littéraires et archéologiques utiles à l’étude de la tragédie romaine. Les pages sur « Œdipe de Sénèque à la scène » commencent en réalité par le théâtre de Sénèque en général, « réputé injouable » et objet d’un débat critique, non tranché à ce jour, sur la double question de savoir s’il a été joué dans l’Antiquité et s’il a été écrit pour la scène ou non. Ces pages ne font pas l’état de la question dans la critique contemporaine mais partent, de façon originale, des remarques de quelques dramaturges français des XVIIe et XVIIIe s. pour aboutir à la critique au XIXe s. de D. Nisard, qui a durablement marqué les esprits. Ensuite B. Le Callet retrace l’histoire de la redécouverte de Sénèque par les intellectuels français du XXe s., au premier rang desquels A. Artaud, et livre une revue critique des mises en scène les plus notables. Cette dernière séquence, assez rare quand il s’agit du théâtre antique, est très bienvenue. Les compléments philologiques montrent tout le sérieux de l’entreprise, qui ne s’est pas donné pour but d’éditer le texte, mais n’a pas omis de le regarder de près, ce qui a abouti à un écart, unique, avec le texte d’O. Zwierlein, signalé p. 36. Il s’agit du vers 295 (uisu carenti magna pars ueri latet), où l’éditrice a suivi la leçon donnée par d’autres manuscrits, plus nombreux, que ceux suivis par O. Zwierlein. La leçon latet (au lieu de patet) ne change rien à la scansion mais tout au sens, ce qu’explique B. Le Callet dans sa note p. 271 : ici Sénèque s’écarte du topos antique selon lequel les aveugles voient la vérité et l’avenir, pour justifier les difficultés et atermoiements de Tirésias avant qu’il ne rende son oracle. Observons que d’autres éditeurs ont fait le même choix (F.-R. Chaumartin pour la collection Budé des Belles Lettres ; O. Sers pour la collection Classiques en Poche de la même maison ; L. Pérez Gómez dans sa récente traduction espagnole chez Catedra, qui parle d’« amphibologie tragique » puisqu’évidemment Tirésias a en partage cette infirmité avec Œdipe), qui nous paraît en effet pertinent par rapport à la logique de la réplique du devin. Dans ces compléments, signalons que les développements des abréviations latines p. 250 répondent aux interrogations des non initiés, et que l’apparat critique, rejeté après le texte et concentré sous forme de liste, rend la lecture de la pièce fluide mais permet tout de même l’approche scientifique (avec, traditionnellement, les leçons, variantes, conjectures, ainsi que des notes sur l’ordre des vers comme pour le v. 152, sur la colométrie v. 154-201, et sur les entrées des personnages comme celle d’Œdipe au v. 764, donnée par E mais non par la branche A). Les notes sont majoritairement constituées de retours sur la traduction proposée, qu’elles justifient ou expliquent par des considérations sur la mythologie, sur les realia (traitement réservé aux morts, pratiques divinatoires comme l’haruspicine, croyances et savoirs astrologiques, sacrifices, etc.). Elles comportent également des parallèles avec d’autres textes théâtraux comme à propos de la grossesse simulée, ou soulignent les enjeux de certaines répliques (jeu de mots entre le nom d’Œdipe et sa particularité physique ; enjeux dramatiques). L’index des noms propres répertorie les vers où il est question de tel personnage ou de tel lieu mais livre en outre des données mythographiques essentielles. Le résumé, qui clôt l’exposé, établit la composition de la pièce en la découpant en actes (5) et en scènes (de 2 à 4 selon les actes). L’outil est commode, mais il aurait pu interroger cette notion d’actes et de scènes, dont on sait qu’elle est postérieure à Sénèque. En outre, la scène 2 de l’acte V pose un problème, puisque c’est une intervention du chœur qui n’est pas mise ici sur le même plan que les autres, mais considérée par l’éditrice comme une scène à part entière. D’autres font le choix de la lire comme un cinquième et dernier chant, ce qui a pour conséquence de compter un acte de plus et de faire d’Œdipe un unicum en la matière. Il aurait été intéressant, en tout cas, de lire les raisons qui ont abouti à ce choix-ci.

Quant à la traduction, elle nous semble devoir répondre à plusieurs objectifs : permettre aisément une mise en scène, ménager des effets de rythme dans une pièce qui se déroule telle une enquête policière, restituer les moments d’émotion et la poésie de la langue. Ces objectifs sont atteints la très grande partie du temps. La syntaxe et le vocabulaire, simples, rendent le phrasé fluide ; la suppression de certaines conjonctions rend le propos vigoureux (par exemple la comparaison du v. 8 Vt alta uentos semper excipiunt iuga est directement traduite par « Le sommet des montagnes reçoit toujours le vent de plein fouet ») ; les parallélismes soulignant des effets d’annonce (v. 203 et 205 où Creo figure en fin de vers, traduits par « Est‑ce Créon […] C’est bien Créon. » en début de vers) sont efficaces. L’insertion de didascalies est parfois utile (comme au tout début de la la pièce, pour dire que Jocaste « entre à un moment indéterminé du monologue »), parfois inutile, pour « des options de mise en scène directement suggérées par le texte lui-même » (p. 40) : à la fin de la scène 1 de l’acte IV, les répliques d’Œdipe (v. 782-783a) s’adressant d’abord à lui-même puis à Jocaste nous paraissent suffisamment explicites pour que le destinataire ne soit pas précisé. Le travail sur le rythme passe notamment par le choix des vers libres (annoncé également p. 40), et par des retours très fréquents à la ligne, ce qui peut donner l’impression d’un texte hâché mais qui finalement, à la lecture silencieuse ou orale, produit un texte vif et dense. Peut-être aurait-on aimé davantage de variations tout au long du texte, surtout quand le latin joue sur la polymétrie, caractéristique des chants II et III, qu’on retrouve uniquement dans Agamemnon, ce qui en fait deux pièces lyriques. Le mouvement des dialogues permettant l’avancée d’Œdipe dans la découverte de son identité et la compréhension de son destin se retrouve bien dans la traduction. Il n’est pas facile, en revanche, de traduire l’émotion du protagoniste à l’orée de la pièce ou de l’acte II, mais les effets sonores, le choix et la place des mots y concourent sans obstacle majeur. Tel vers, comme le v. 209 (incertus animus scire cum cupiat timet), avec sa structure binaire et ses allitérations d’occlusives aurait certes mérité d’être plus frappé (« l’esprit est tiraillé entre son désir et sa peur de savoir »). C’est que la recherche de clarté conduit parfois à trop lisser le texte : l’allitération qui met en relief le terme poétique Diti dans datumque Diti v. 770 n’a pas son équivalent dans la traduction (« le vague souvenir d’avoir […] tué […] ») ; les temps sont assez souvent différents de ceux employés en latin (plus-que-parfait fugeram v. 12 traduit par un passé composé ; parfait fecimus v. 36 rendu par un présent – ce qui peut toutefois se justifier si l’on l’entend comme un parfait résultatif) ; les expressions figurées rendues de façon prosaïque (v. 783 Decima iam metitur seges, « Cela fait déjà dix étés »). Rendre un texte jouable, représentable, et compréhensible, sans en ôter toute la poésie est un défi, mais cette traduction, qui risque à l’occasion la platitude, a eu l’ambition de le relever et nous devons la saluer pour cela.

L’ensemble est, pour une collection très accessible, de fort bonne tenue et devrait permettre des études de la pièce à bien des niveaux d’études et par bien des spécialistes de théâtre.

Pascale Paré-Rey, Université Lyon 3, Laboratoire HiSoMA

Publié dans le fascicule 1 tome 121,  2019, p. 279-281