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Le livre de S. Shpuza est issu de sa thèse de doctorat soutenue en 2008[1] mais il a bénéficié de nombreux remaniements. De plus, il témoigne d’une veille bibliographique constante et de la poursuite de cette recherche dans les travaux de cet archéologue à l’Institut archéologique et sur les nombreux chantiers de fouilles sur lesquels il est intervenu à divers titres.

L’auteur tente avec une modestie de bon aloi de présenter une synthèse provisoire (p. 245) de la « romanisation » du territoire antique de l’Albanie actuelle en dépit des lacunes de la documentation et des apories de l’historiographie, qu’il expose honnêtement à plusieurs reprises, ce qui est assez éclairant. Il faut lui reconnaître le courage d’avoir relevé un véritable défi, car la période romaine en Albanie faisait, jusqu’à ses trente dernières années, figure de parente pauvre en regard de l’intérêt qu’avaient suscité les phases de l’époque grecque et de la protohistoire illyrienne. Malgré cela, les découvertes où se sont illustrées trois générations d’archéologues albanais, n’ont jamais cessé et les analyses du matériel archéologique conservé dans les réserves ont suggéré depuis longtemps la nécessité de se pencher sur cette période de l’histoire régionale. Mais les études sont restées ponctuelles et d’un accès difficile aux non-albanophones, malgré les efforts de la revue Iliria pour fournir des résumés des articles publiés. À partir du milieu des années 1990, le renouveau des missions archéologiques d’Apollonia, de Butrint, de Phoiniké de Byllis et de Durrës (pour ne citer que celles-ci) a constitué un tournant en renouvelant largement la documentation offerte aux chercheurs. Par ailleurs, la communauté scientifique, rassemblée régulièrement dans les colloques sur l’Illyrie méridionale et l’Épire dans l’Antiquité depuis 1989, ou sur Phoiniké et sur Hadrianopolis depuis le début des années 2000, a largement contribué à des avancées dans ce domaine. Mais, là encore, la richesse des époques précédentes a quelque peu éclipsé l’Albanie romaine, malgré les approches historiques et épigraphiques de E. Deniaux, de J. J. Wilkes et les travaux numismatiques de Sh. Gjongecaj et O. Picard. Complémentairement à ces études, c’est une synthèse résolument archéologique que propose S. Shpuza. Ce livre répond donc à une attente et remplit un créneau bibliographique laissé vide, en langue française en tout cas.

S. Shpuza, après avoir argumenté en faveur du maintien du terme de « romanisation » dans une large introduction (p. 1-27) qui pose les cadres historiographiques, naturels, historiques et administratifs, développe son propos sur cinq chapitres, les villes (p. 29-86), les campagnes (p. 87-146), les inscriptions (p. 147-180), les monnaies (p. 181-215) et les céramiques (p. 217-244) avant de conclure sur les continuités et les ruptures de la romanisation en Illyrie méridionale et en Chaônie (245-251). Les différents chapitres s’appuient sur une documentation iconographique (plans issus des publications de référence et cartes de localisation de facture personnelle) ainsi que des tableaux de synthèse (notamment pour les sites ruraux) fort clairs mais insuffisamment exploités.

Ce plan soulève des questions : vu superficiellement, on a le sentiment d’avoir affaire à deux parties de synthèse qui laissent place à trois chapitres sur les réalités matérielles qui risquent de recouper les premières, voire de les répéter : comment parler des villes sans évoquer l’épigraphie ? En fait, cette progression, malheureusement jamais clairement justifiée, se comprend mieux à la lecture. L’auteur a décidé d’aborder l’Albanie romaine par les différents types de sources, assignant à chacune une thématique centrale. Ainsi, derrière le titre « villes », c’est à un bilan de l’archéologie du bâti et de l’urbanisme à l’époque romaine que nous convie S.S., approche qui lui permet d’envisager l’urbanisation, les densités, l’histoire des villes abordées essentiellement par leurs monuments publics; derrière « campagnes », on trouve le résultats des prospections et des fouilles menées dans les zones rurales profondes aussi bien dans la chora des cités antiques que le long des voies et c’est la mise en valeur du pays qui est ici traitée. Les inscriptions parlent des hommes et de leur rapport aux pratiques romaines, les monnaies de l’insertion de la région dans l’économie‑monde (toute proportion gardée) engendrée par les dynamiques de l’empire romain ; les céramiques abordent aussi ce thème mais elle évoquent également l’impact plus quotidien sur les sociétés de modes de vie à la romaine. Ces passages sont riches en remarques pertinentes, toutefois, cette progression ne permet pas de dégager aisément une vue d’ensemble en dépit des conclusions partielles souvent bien venues.

Le livre est à la croisée de deux problématiques, celle de l’Adriatique à l’époque romaine et celle de la romanisation. Le fait que ce dernier terme soit marqué par une historiographie polémique pèse sur l’auteur : son emploi est justifié dans l’avant-propos de P. Cabanes et dans l’introduction. Sur ce sujet, on est étonné que S.S. n’ait pas utilisé la mise au point très claire de l’article de P. Le Roux ou les définitions limpides de J. M. David[2], contributions pourtant connues et mentionnées dans la bibliographie et pour la seconde, citée en note mais sur un point très marginal. Par romanisation, l’auteur n’entend pas une politique systématique de transformation de la vie autochtone, mais plutôt le mélange des cultures, l’abandon de pratiques traditionnelles au profit de nouvelles inspirées plus ou moins directement par une représentation de ce que signifie être Romain ou appartenir à cet empire, en bref l’impact de Rome. Ce point de vue prudent et responsable ne peut qu’être loué. Toutefois, il aurait pu être poussé plus loin. De J.-M. David il eût pu retenir les notions de romanisation juridique et de romanisation culturelle. Or une des questions, souvent évoquée dans ce livre mais jamais traitée en soi, et c’est un manque, est celle de l’extension de la patrie romaine à titre communautaire dans les colonies mais aussi les conventus de citoyens romains mais aussi à titre individuel, hors de ce cadre. Certaines réflexions un peu convenues auraient pu ainsi être évitées : rien d’étonnant à ce que l’on ait une majorité d’inscriptions latines dans les colonies, ni que l’on ait des duumvirs quinquennaux, ni que l’on ait des manifestations de dévotion impériale : c’est le « paysage » normal de ce type de cité. Mais il eût été intéressant de développer certaines remarques faites comme en passant, sur le bilinguisme, la possible régression du latin, comme cela a été étudié dans le colonies de Macédoine par exemple. En outre toutes les colonies ne sont pas équivalentes, par exemple, à Durrës, les colons sont des Italiens privés de leur première dotation en raison de leurs choix antoniens et dédommagés par une installation de l’autre côté de l’Adriatique, ce cas aurait mérité une étude serrée des rapports qu’ils ont pu entretenir avec un arrière-pays très riche et une population locale fière de l’ancienneté de ses racines helléniques. D’un autre côté, le fait que des notables de cités libres, comme Apollonia, soient des citoyens romains vraisemblablement d’origine autochtone, doit être relevé car il traduit les horizons « internationaux » des cités de la côte et la possibilité de leurs notables de s’intégrer aux élites romaines. Du point de vue de la romanisation économique, il y a de nombreuses remarques intéressantes, après une définition bien venue p. 217. Mais on aurait souhaité une vision plus progressiste. L’intégration des ports de la côte est assurée par les sources littéraires, depuis le IIIe s. a.C, comme le prouve la phrase de Plaute (Ménechmes v. 258-264) que confirme deux cents ans plus tard l’Hadriae Taberna (plutôt boutique qu’auberge) par laquelle Catulle désigne Durrës. Le deuxième livre de l’Agriculture de Varron donne de nombreuses précisions sur l’intégration de l’Illyrie dans le système d’élevage des Romains au milieu du premier siècle de notre ère : les fameux Epirotici pecuariae athletae. À ce propos, relevons une inexactitude : contrairement à ce qu’écrit S.S. p.115 l’élevage des chevaux est pris en compte et connu avant Virgile puisque ce sujet est traité chez Varron par Q. Lucienus qui évoque ses troupeaux dans la région (Varr., RR., 2.7.1). La correspondance de Cicéron mentionne à plusieurs reprises l’endettement des cités auprès des financiers romains : l’impact de Rome est déjà profond même si l’on n’en voit aucune trace archéologique. Le fait que des Romains aient investi en Illyrie et puissent en contrôler largement les circuits financiers et économiques n’a pas de traduction directe dans l’urbanisme car la période républicaine se confond avec la basse époque hellénistique et beaucoup de constructions baptisées de ce nom ressortissent à la phase romaine qui commence en 229 a.C. dans la région. C’est là un autre problème méthodologique qui rend l’approche purement archéologique difficile à mener de manière univoque. Une des faiblesses du livre est d’avoir rejeté aux marges (essentiellement en introduction et dans des notes périphériques) l’apport des sources littéraires sans les comparer sans cesse aux sources archéologiques. Elles sont un deuxième axe pour comprendre l’impact de Rome, aussi irremplaçables que les monnaies, la cadastration et le bâti, largement complémentaires, car elles envisagent les faits au niveau macro-économique et social alors que les sources concrètes font toucher du doigt l’expérience individuelle et quotidienne de la romanisation ; ce jeu d’échelles eût enrichi le discours.

Incontestablement, le chapitre sur l’espace rural est le plus abouti. Le rôle moteur des cités dans l’organisation du territoire et l’intensité de leurs rapports avec l’arrière‑pays est bien dessiné. Cependant, la question de la délimitation administrative des chorai n’est traitée que dans le cas de Dyrrachium et cela affaiblit un peu la démonstration. La prudence de l’auteur sur la question des villae est de mise, ce n’est de toute évidence pas le mode d’exploitation privilégié dans la province, mais la comparaison avec d’autres exemples aurait apporté des arguments à la démonstration en montrant que la mise en valeur du monde romain empruntait des formes très variées.

L’impact des guerres civiles est souvent rappelé mais, dans le chapitre sur les monnaies, on ne trouve pas l’analyse, pourtant d’un grand intérêt pour le sujet, de la frappe à Apollonia des deniers pompéiens confiée par l’imperator à T. Antistius[3]. Elle eût conforté ce que l’auteur dit par ailleurs de l’importance monétaire de cette cité. Sur la production des monnaies provinciales, on peut s’interroger sur le fait que les colonies de la côte albanaise soient moins bien loties que celles d’Achaïe ou de Macédoine qui reçurent de façon prolongée l’autonomie, comme en témoigne par exemple le superbe monnayage des duumvirs corinthiens. En revanche, on ne note rien d’original dans les pics de production des cités émettrices, le début de l’ère antonine et les Sévères, qui constituent pour toute la partie orientale de l’empire une des périodes les plus actives de tous les ateliers monétaires.

Le tableau que dessinent les céramiques n’est pas moins contrasté, l’auteur souligne avec pertinence les limites de l’usage des céramiques de transport, telles que les amphores, adaptées au transport par bateau mais remplacées bien souvent pour le transport terrestre par les tonneaux ou les outres, de sorte que la matérialité des échanges entre l’arrière-pays et la façade maritime échappe en grande partie à nos investigations mais il démontre clairement l’intégration de l’Illyrie dans les circuits romains d’abord comme importateur de produits italiens puis, sous l’empire, comme agent de l’économie interprovinciale.

La passion de l’auteur pour son sujet se lit dans certaines réflexions. ainsi la destruction de 70 oppida en Épire et la réduction en esclavage de 150 000 Épirotes est-elle vue comme la déportation la plus massive de l’histoire de l’Antiquité ; cette affirmation doit être corrigée en regard des chiffres avancés pour César en Gaule, dix fois supérieurs, ou du nombre de places fortes soumises par Pompée en Hispanie, d’après les données du trophée du Perthus, 84, sans parler des déportations effectuées par les Assyriens ou les Babyloniens, plusieurs siècles auparavant, qui représentaient plusieurs fois
ce nombre.

En conclusion, en dépit des quelques remarques exprimées plus haut, ce livre constitue un jalon important dans l’historiographie de la région et offre au lecteur une synthèse très utile, servie par un style fluide et limpide (en dépit des répétitions). On ne peut que souhaiter la poursuite de ce type de travaux stimulés par une recherche qui est en plein essor.

Marie-Claire Ferriès, Université Grenoble-Alpes, LUHCIE

[1]. Soutenue à Paris 1 sous le titre La romanisation de l’Illyrie méridionale et de l’Épire du Nord : IIe siècle avant notre ère, IIIe siècle de notre ère ; sous la direction de R. Étienne et S. Gjongecaj.

[2]. P. Le Roux « La romanisation en question », AHSS 2, 2004, p. 287-312. ; J.-M. David, La romanisation de l’Italie, Paris 1994.

[3]. Cic., Fam., 13.29.3-4 ; sur cette monnaie, M. Crawford, RRC, 445, 1-2.