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Après Phèdre (2002), Thyeste (2003), Œdipe (2016), Hercule furieux (2017), Médée est la cinquième pièce de Sénèque à entrer dans une collection dont nous avons déjà eu l’occasion de signaler les mérites aux lecteurs de la Revue des Études Anciennes[1]. Rappelons‑en l’objet : proposer une introduction accessible en exposant les conditions dans lesquelles la pièce a été écrite, ses thèmes centraux, les problèmes qu’elle pose à la critique. L’une des caractéristiques de la série est d’insister sur la survie postérieure de l’œuvre.

H. Slaney se conforme pleinement à ce programme et commence par récapituler en quelques pages les informations essentielles concernant Sénèque, ses idées philosophiques (la tragédie est mise en rapport avec le De ira ; Slaney suggère de façon provocante que Médée se plie à la natura du monde au lieu de s’opposer à elle) ou le climat socio-politique de l’époque. À cet égard, elle évoque l’inquiétude de Sénèque face à la luxuria effrénée de ses contemporains et surtout d’éventuelles analogies entre des personnages disposant de pouvoirs sans limites et le princeps julio-claudien. Elle n’oublie pas dans cette introduction les aspects pratiques du théâtre romain (bâtiment, décors, costume, métrique, modes de représentation, dont la pantomime à laquelle Médée pourrait être à certains égards bien adaptée). – Le deuxième chapitre débute par un résumé efficace de la pièce et s’intéresse au personnage de Médée ailleurs que chez Sénèque : chez Ovide (dans les Héroïdes, les Métamorphoses et les Tristes ; l’auteur ne s’appesantit pas en revanche, à bon droit sans doute, sur la tragédie perdue du Sulmonais), dans la poésie épique et lyrique (Apollonios de Rhodes, Catulle et Horace ; une allusion est aussi faite à Valérius Flaccus) et la tragédie (Euripide : les différences profondes, derrière des similitudes superficielles, sont clairement soulignées : les choix opérés par Euripide et Sénèque pour décrire la mort de Créüse sont intelligemment comparés aux p. 47‑48 ; Ennius et Accius font aussi l’objet d’une mise au point) ainsi que les arts plastiques. À ce propos l’analyse des fresques de la villa des Dioscures à Pompéi est fort bienvenue. – La troisième section traite de trois aspects cruciaux de la pièce : a) l’idée de répétition (le passé de Médée pèse plus que chez Euripide : l’héroïne est hantée par lui mais se montre aussi capable de le manipuler habilement, notamment quand elle est face à Créon et Jason ; en outre l’itération structure l’ensemble de la tragédie, dans la mesure où les crimes présents visent à solder autant qu’à répéter en les aggravant encore ceux de jadis) ; b) les éléments naturels et en particulier la mer furieuse, à laquelle Médée s’identifie elle-même ou est identifiée par d’autres personnages à plusieurs reprises, en se montrant quelquefois plus violente encore que celle-ci. Dans le même temps, elle est parfois dépeinte comme l’instrument d’une vengeance ou d’une calamité plutôt que comme son agent. Des lignes judicieuses sont consacrées à trois visions cosmologiques esquissées dans Médée : le libre arbitre, la providence et le chaos absurde. La conclusion est convaincante : il est impossible d’adopter une vision strictement stoïcienne de Médée et de son personnage éponyme ; c) la position que Médée s’attribue, qui relève à la fois de l’actor et de l’auctor. C’est à une lecture métathéâtrale que Slaney nous invite ici. – La quatrième section est consacrée à la langue et au style. Au rebours d’une opinion longtemps défendue, l’auteur met en valeur non la verbosité, mais la densité de l’expression sénéquienne. Elle compare l’écriture fractale du Cordouan à une salle remplie de miroirs miniatures, objets petits en eux-mêmes mais se reflétant à l’infini. Pour ce faire, elle examine successivement a) la façon dont la passion est formulée, dans les mots aussi bien que dans la gestuelle (bonne analyse de détail des vers 41‑50 aux p. 94-95), puis b) l’art oratoire que Médée déploie face à Créon, à Jason et à elle-même ; à cette occasion des termes techniques sont définis de manière pédagogique (polyptote et ecphrasis à la p. 104 ; stichomythie à la p. 105) et les affrontements avec Créon et Jason sont décrits à la façon d’un sport de combat, ce qui peut être utile aux lecteurs les moins rompus à la rhétorique antique. Enfin c) elle consacre plusieurs pages à la première traduction anglaise des tragédies de Sénèque, due à John Studley (1566) : nettement plus longue que l’original, elle est remplie de chevilles, de redondances, d’amplifications et d’allusions corporelles qui ont contribué à la réputation de Sénèque comme auteur prolixe et de mauvais goût. – Le chapitre 5 porte sur les opérations magiques auxquelles Médée se prête au quatrième acte, interprétées dans leur dimension littéraire plutôt qu’en fonction des realia; d’autres figures de sorcières chez Horace et Lucain sont évoquées. Le thème de la magicienne amène aussi Slaney à aborder la Médée de Corneille. – Le sixième et dernier chapitre, intitulé « Becoming Medea », s’intéresse à la fortune du personnage de Médée du xviiie siècle à nos jours : dramaturges (Richard Glover, Jean Anouilh, Jean Vauthier, Heiner Müller), chorégraphe (Martha Graham), compositeur (Cherubini), cinéaste (Pasolini), metteurs en scène (Lavelli [1967], Paolo Magelli [2015]) sont pris en considération : on y apprend que le mythe de Médée a servi entre autres causes à dénoncer les dangers qui pèsent sur l’environnement. Dans ce chapitre comme dans plusieurs autres précédents (notamment en ce qui concerne Corneille) l’auteur a pu mettre à profit à la fois sa thèse[2] et sa propre expérience de metteuse en scène de Médée (2011). – L’ouvrage se clôt sur des notes, logiquement rejetées en fin de volume compte tenu de la nature générale et introductive du livre, une bibliographie et un index. Bien que la bibliographie soit nécessairement réduite, le commode ouvrage de A. Moreau[3], aurait pu y être ajouté ; par surcroît le volume dirigé par A. Berra, Bl. Cuny-Le Callet et Ch. Guérin[4], aurait aussi rendu des services.

Notre résumé donne une faible idée de la richesse de cet opuscule qui foisonne de vues originales sans égarer le lecteur, à qui des éclaircissements sont régulièrement fournis. Plusieurs formules nous ont paru à la fois suggestives et bien tournées (ainsi à la p. 61 : « Whereas Euripide’s heroine plays out her myth as if for the first time, the Roman Medea is haunted throughout by her personal and literary history »). – Cela dit, quelques considérations, peut-être simplificatrices, mériteraient d’être nuancées. P. 13 et 78 : c’est le chœur, non Sénèque, qui condamne le voyage d’Argo : l’identification entre les deux instances demanderait à être justifiée au moins en quelques mots. P. 19-20 : l’auteur présente l’ouvrage de O. Zwierlein[5] comme ayant marqué un apogée dans le refus de croire que les pièces de Sénèque étaient jouées et/ou jouables. Cela est vrai, dans la mesure où une thèse fermement articulée y était défendue, mais au fond cette position avait été battue en brèche depuis un certain temps, comme en témoignent les comptes rendus de l’époque[6]. – Cela ne revêt qu’une importance très secondaire et nous louerions cet ouvrage sans réserve si la forme ne laissait si souvent à désirer. Les coquilles en anglais ou en français (dans des locutions ou des citations de Corneille) ne gênent certes pas vraiment la lecture[7] mais le latin est trop souvent estropié[8]. En outre les mentions partielles du texte sont susceptibles d’induire en erreur le lecteur peu versé en langues anciennes dans la mesure où elles s’éloignent beaucoup de l’original et/ou associent des mots qui ne sont pas liés entre eux syntaxiquement. Ainsi à la p. 33 écrire « This chorus opens with the literary leitmotif of the audax ratis, the ‘daring’ or ‘audacious’ ship » n’est pas aberrant mais laisse croire qu’audax porte sur ratis alors qu’il qualifie le premier marin (probablement Tiphys) : Audax nimium qui freta primus/rate tam fragili perfida rupit (v. 301-302)[9]. À la p. 97, gloser Nescioquid ferox/ decreuit animus intus et nondum sibi/ audet fateri par « She senses her soul has settled on nescioquid ferox, some ferocious thing, but as yet nondum sibi audit (sic) fateri, something which does not dare be spoken », c’est laisser croire que fateri est un passif et non un déponent, sans compter que ferox porte plus vraisemblablement sur animus que sur nescioquid. P. 127 : écrire « Typhon’s limbs, Typhoeus membra » distord l’expression latine (tibi haec Typhoeus membra quae discors tulit). P. 128 : rendre serpens flamma par « a ‘serpentine flame’ » empêche de voir qu’on est ici en présence du participe présent de serpo. À la p. 149 : « Quo te, igitur, mittis ?, “Anger, where are you sending me” », il manque ira dans la citation de départ (entre igitur et mittis). Puissent ces scories disparaître d’une éventuelle réédition par ailleurs souhaitable étant donné l’intérêt de ce travail sur le fond.

Guillaume Flamerie de Lachapelle, Université Bordeaux Montaigne,
UMR 5607, Institut Ausonius

Publié dans le fascicule 1 tome 121,  2019, p. 276-278

[1]. https://revue-etudes-anciennes.fr/braund-s-seneca-oedipus-londres-bloomsbury-2015-vii163-p-bibliogr-index-companions-to-greek-and-roman-tragedy-isbn-978-1-4742-3478-8/ et https://revue-etudes-anciennes.fr/bernstein-n-w-seneca-hercules-furens-londres-bloomsbury-2017-xv150-p-bibliogr-index-ill-companions-to-greek-and-roman-tragedy-isbn-978-1-4742-5492-2/

[2]. The Senecan Aesthetic: A Performance History, Oxford 2016.

[3]. Le Mythe de Jason et Médée. Le va-nu-pied et la sorcière, Paris 1994.

[4]. Médée. Versions et interprétations d’un mythe, Besançon 2016.

[5]. Die Rezitationsdramen Senecas, Meisenheim 1966.

[6]. Ainsi H.H. Janssen, Mnemosyne 21, 1968, p. 326 : « In neuer Zeit allerdings neigen immer mehr Forscher zu der Annahme, dass die Stücke Senecas, wenigstens teilweise, für die Bühne bestimmt gewesen seien » ; W.H. Owen, CW 63, 1969-1970, p. 205 ; aussi P. Grimal, REL 45, 1967, p. 569 : « L’auteur rouvre un dossier déjà bien épais et s’attaque à un problème redoutable que beaucoup de philologues considèrent comme résolu, en sens précisément contraire. » Et de fait sa thèse n’a que peu convaincu : voir par exemple les doutes de A. Cattin, RBPh 46, 1968, p. 647 et surtout de B. Walker, CPh 64, 1969, p. 183-187. Du reste Slaney en était bien consciente dans sa monographie déjà citée (p. 260-271) et c’est sans doute faute de place qu’elle présente ici une vue quelque peu réductrice.

[7]. Pour l’anglais par exemple p. 120 : lire « illegitimate » et non « illegitimae » ; pour le français, lire p. 52 : « fausse naïveté » (et non « faux naïvité ») ; p. 58 : danse macabre ; p. 130 : « Hôtel de [et non “du”] Bourgogne » ; p. 131 : « de rigueur » ; p. 133 : forfait ; p. 135 : nous rétablissons le vers suivant mal cité en trois endroits : Un [devrait être en caractères italiques] vieillard amoureux mérite qu’on en rie ; p. 138 : « ce char volant, disparu dans la [et non “un”] nue » ; p. 188 : lire « Théâtralité ».

[8]. Voici quelques exemples de citations fautives : p. 66 : *dota (lire dos ou dote) et redde fugiente sua (lire fugienti) ; p. 72 : maiusque mare Medea malum (lire mari) ; p. 105 : *retienda (lire retinenda) ; p. 106 : *omnenque (lire omnemque) ; p. 147 : profuge cogis (lire profugere) ; p. 157 : parve sunt mala (lire parva) ; p. 159 : *anhelentem (lire anhelantem) ; p. 164, n. 17 : Nihil ad rem pertinent (lire pertinet) quo loco desinas ; p. 196 : Herodides (lire Heroides).

[9]. Dans le second chant du chœur, dont parle Slaney, c’est aux vers 311-312 (et non en ouverture) qu’Argo est personnifiée (puis aussi aux v. 339-345) et c’est dans le troisième chant du chœur, au v. 607, qu’il est question d’une audax carina ; peut-être Slaney avait-elle en tête l’article devenu canonique de M.A. Davis, « Ratis Audax: Valerius Flaccus’ Bold Ship », Ramus 18, 1989, p. 46-73.