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Ce gros livre est présenté par l’A. lui‑même comme « une reconstitution nouvelle des guerres que Rome a menées contre le royaume dace sous Domitien et Trajan » (p. 696), soit les opérations militaires conduites au-delà du Danube contre le roi Décébale entre 84 et 89 puis entre 101 et 106 ap. J.-C. Bien que mal couverts par les récits préservés des historiens anciens, ces événements ont déjà donné lieu à une très abondante bibliographie, notamment en raison de l’éclat particulier que confèrent à la seconde guerre dacique (101-106 ap. J.‑C.) le témoignage de Dion Cassius comme les vestiges des monuments triomphaux à la gloire de Trajan, en particulier la célèbre Colonne dont la frise historiée constitue une source sans cesse réinterrogée sur l’armée et la guerre romaines à cette époque. Toutefois, selon l’A., une prise en compte aussi systématique que possible des résultats des recherches archéologiques, anciennes et récentes, permet d’offrir un renouvellement des perspectives traditionnelles sur ces guerres, tant du point de vue de leur déroulement que de leur interprétation. C’est pourquoi l’analyse historique minutieuse de chaque campagne militaire, replacée dans son contexte politique et stratégique, est renvoyée aux deux dernières parties du livre (IV et V) et est précédée d’un bilan des données du terrain actuellement disponibles prenant la forme d’un volumineux catalogue d’environ 350 p., divisé en deux parties, l’une portant sur le système de défense du royaume dace (partie I), l’autre sur les traces archéologiques laissées par l’armée romaine autour de la capitale (partie II). Présentant cette enquête archéologique comme un « préalable indispensable » à la réflexion, l’A. manifeste également, par le choix de ce plan, son souci constant de ne pas se concentrer uniquement sur les opérations militaires des Romains, mais d’étudier aussi le royaume barbare lui-même, dans la perspective d’éclairer plus précisément leur confrontation.

La première partie, intitulée « Le royaume dace et ses défenses » (p. 11-276), correspond à une série de monographies, d’abord sur Sarmizegetusa Regia (chap. 1) puis sur les composantes du système défensif autour de celle-ci (chap. 2). L’ensemble se clôt par un récapitulatif (chap. 3) des caractères propres au système défensif dace. Faisant une large place à l’étude architecturale et topographique de l’ensemble des vestiges conservés sur le site, l’A. confirme l’hypothèse, déjà formulée dans ses travaux antérieurs, que Sarmizegetusa Regia correspondait bien à un grand centre urbain de caractère incontestablement hellénistique, conçu selon un plan d’ensemble rappelant, par son agencement en terrasses pourvues de vestiges monumentaux, les scénographies de Pergame et, plus généralement, des grandes villes dynastiques hellénistiques. Outre son rempart, d’une ampleur très supérieure selon l’A. à ce qui est traditionnellement admis, cette puissante capitale était défendue par un réseau de forteresses disposées autour d’elle en trois cercles concentriques : les différentes composantes de ce réseau (une quarantaine de sites) donnent lieu dans le chapitre 2 à un inventaire minutieux destiné à faire désormais autorité sur le sujet. Les puissantes forteresses de Costesti et de Blidaru, notamment, font l’objet d’un réexamen approfondi débouchant sur des hypothèses nouvelles concernant leurs phases d’occupation. D’une manière générale, l’A. cherche à souligner la grande cohérence de ce système défensif, manifestement construit sur la longue durée et dont l’architecture sophistiquée révèle en outre, selon lui, l’assimilation ancienne et réussie de la poliorcétique grecque. Enfin, des recherches archéologiques récentes ayant révélé l’existence de quatre forteresses réparties sur 60 km dans le défilé du Danube, en amont des cataractes, l’A. y voit la preuve de la préoccupation qu’avait le pouvoir central dace de fortifier une ligne de défense frontalière méridionale, face à la menace romaine, et ce dès le Ier s. av. J.-C., si l’on en croit les premières datations fournies par des fouilles encore incomplètes. Il faut toutefois reconnaître que cette volonté de l’A. de mettre en évidence de tels réseaux de fortifications se heurte aux lacunes des dossiers archéologiques et que, pour cette raison, les conclusions provisoires qu’il propose n’emportent pas toujours la conviction. Dans la partie III (p. 357-395), qui ouvre le volet plus proprement « historique » de l’enquête, ces données matérielles sont mises en parallèle avec les renouvellements les plus récents sur l’histoire du royaume géto-dace qui tendent à réinscrire le développement de celui-ci dans la longue durée, depuis son émergence à la fin de l’époque archaïque, et qui lui redonnent sa pleine place aux côtés des autres puissances de la région à l’époque hellénistique, comme la Macédoine ou la Thrace. Aux yeux de l’A., il ne fait donc aucun doute qu’il faut réévaluer, y compris pour le Ier s. ap. J.-C., le poids politique et militaire du royaume dace dans cette partie de l’Europe, sans lequel on ne peut comprendre ni l’attitude du pouvoir romain vis-à-vis de ce puissant voisin, ni les efforts qu’il a fallu déployer à l’armée romaine pour le soumettre à trois reprises, entre la fin du Ier et le début du IIe s. ap. J.-C.

Le reste de l’ouvrage réexamine donc le dossier du côté romain en tenant compte de cet acquis. La deuxième partie (p. 277‑355) inventorie les sites susceptibles d’être considérés comme des vestiges militaires romains datant de ces guerres. Laissant de côté, faute d’éléments suffisants de datation et d’interprétation, une trentaine de sites pourtant régulièrement rapportés à l’armée romaine, l’A. en retient finalement treize : les trois camps du couloir de Costesti (chap. 4, p. 283-285) ; les huit camps de marche au sud-est du massif d’Orastie (chap. 5, p. 287-321) ; et enfin les deux camps de Sarmizegetusa Regia (chap. 6, p. 323-349). En dressant un état détaillé de nos connaissances, ce catalogue vient combler une vraie lacune, même si, de l’aveu même de l’A., aucune donnée véritablement nouvelle n’est apportée, hormis en ce qui concerne le site de Porceni, situé dans le piémont méridional de la chaîne des Carpathes. En revanche, à propos de Sarmizegetusa Regia, l’A. défend de façon très convaincante l’hypothèse de l’installation d’un premier camp des années 102-105, mentionné par Dion Cassius (68, 8, 7) mais dont l’existence a souvent été mise en doute : il s’agissait selon lui d’un camp de terre qui occupait environ un tiers de la ville dace dans sa partie méridionale. Enfin, il faut souligner que, à partir de photographies aériennes prises généralement entre 1979 et 1982, l’A. propose pour la première fois, grâce à la stéréorestitution, des plans de grande qualité de l’ensemble de ces camps, dont certains (comme celui de Vârful Lui Petru) ont été endommagés depuis. Cette partie se clôt par un petit catalogue des documents relatifs aux troupes cantonnées sur place et offrant l’état le plus récent sur la question (p. 349-355).

Les quatrième et cinquième parties viennent ainsi s’adosser à cette première enquête pour tenter, sur ces bases, de reconstituer aussi précisément que possible le déroulement chronologique des guerres daciques de Domitien (p. 397-499), puis de Trajan (p. 501‑693), tout en présisant leurs objectifs et leurs conséquences. Il est impossible, dans l’espace d’une brève recension comme celle‑ci, de restituer le détail de la démonstration, très fouillée et très dense. Il suffit de dire que, désormais, toute étude consacrée à la question ne pourra faire l’économie de discuter les arguments avancés dans ce livre, qui propose notamment de nouvelles chronologies ainsi que de nouvelles hypothèses sur les routes suivies par les armées romaines ou bien sur la localisation de certaines batailles, comme celle de Tapae en 88 (p. 407‑412). Relevons, pour les guerres de 101-106, un souci constant de confronter ces restitutions au témoignage de la Colonne Trajane. Sans remettre en question les limites aujourd’hui reconnues à la valeur strictement documentaire de la frise, l’étude démontre ainsi un rapport assez étroit entre la réalité et sa représentation iconographique, ce qui permet de faire progresser la réflexion sur les choix opérés pour réaliser l’oeuvre. À ce sujet, il convient d’ailleurs de saluer ici l’exceptionnelle qualité de l’iconographie proposée tout au long de l’ouvrage. Néanmoins, le principal apport de l’étude historique me paraît résider dans la réévaluation des objectifs et des résultats des campagnes de Domitien. Présenté comme l’artisan d’une défaite honteuse par une tradition unanimement hostile, Domitien remporta en réalité une victoire réelle, célébrée sur place comme à Rome par de nombreux monuments attribués un peu vite par la critique au seul Trajan : ainsi, à Adamclissi, l’autel devrait être rapporté plutôt à Domitien qu’à Trajan (p. 437-438), tandis que le « Mausolée », situé dans l’axe de cet autel, serait en fait à interpréter comme un tropaeum Domitiani, démoli à la suite de la damnatio memoriae que subirent les marques de victoire de l’empereur après la mort de celui-ci (p. 442-444). Inventoriant l’ensemble des monuments de la victoire dacique à Rome même (p. 447-484), l’A. en conclut que les monuments de la victoire élevés par Domitien furent plus nombreux et impressionnants qu’on ne le pense généralement, même s’ils restèrent inférieurs à ceux de Trajan. Selon l’A., c’est sous Domitien que furent introduits à Rome la première image de la Dacie personnifiée et le type iconographique du Dace. De même, il va jusqu’à considérer l’implication personnelle de Domitien pendant les opérations de 89 comme ayant inauguré « le modèle de comportement d’un empereur dans la guerre, illustré par la suite par Trajan et Marc Aurèle » (p. 699). En ce sens, ce livre s’inscrit pleinement dans une tendance récente de l’historiographie à réhabiliter le dernier des Flaviens.

Pour finir, on peut regretter, en particulier dans la conclusion, une tentation (certes compréhensible) à vouloir souligner le caractère en tout point exceptionnel revêtu par ces guerres. Est-ce si évident ? Est-ce même nécessaire ? En effet, l’A. suggère lui-même que la place privilégiée des guerres daciques dans l’art officiel tient autant, sinon plus, à des raisons idéologiques et politiques qu’à leur réputation militaire. D’autre part, on peut s’étonner de l’absence de toute prise en compte du débat théorique actuel sur les conceptions stratégiques en vigueur dans la Rome impériale, ce qui affaiblit les considérations formulées sur cet aspect pourtant essentiel du sujet. Malgré ces réserves, il s’agit là sans aucun doute, autant par les conclusions riches et neuves proposées que par la somme de données mises à disposition de la communauté scientifique, d’un livre important qui devrait marquer durablement l’historiographie des conflits romano-daces et, au-delà, celle de l’armée romaine impériale.

François Cadiou