< Retour

Dans son avant-propos (p. IX), Jean-Yves Strasser (JYS) explique d’emblée l’intitulé de la monographie qu’il consacre à la réception en Égypte de la nouvelle de l’avènement des empereurs romains et celle de la mort de leur prédécesseur, des Julio-Claudiens aux Sévères. Sous le Haut-Empire romain, papyri et inscriptions de langue grecque mentionnent cet événement comme un evangelion. Il me vient à l’esprit que ce détail sémantique pourrait éclairer le choix de ce terme par les chrétiens, à la même époque, pour qualifier les récits de Marc, Matthieu, Luc et Jean, sans compter les nombreux apocryphes, qui racontent la geste du Christ. Les Évangiles seraient, en tant que « bonne nouvelle », celle de l’avènement d’un nouveau souverain sur l’univers, sémantiquement décalqué sur les successions impériales et nourri d’une signification politique gréco-romaine.

Pour ce qui est des sources propres à établir une chronologie fine des règnes, l’auteur rappelle fort utilement que les papyri d’actes privés sont, à la différence des inscriptions et des monnaies, porteurs de dates précises. Ce sont les sources privilégiées de son étude.

Seuls Vespasien en 69 et Septime Sévère en 194 ont été proclamés empereurs en Égypte. Pour eux comme pour les autres, il y eut un délai de transmission de la nouvelle du lieu de proclamation à l’ensemble de l’Égypte. Le temps et l’efficacité de la communication ont été étudiés par R. Duncan-Jones[1], en particulier entre Rome et Alexandrie. Cette route maritime étant saisonnière et suspendue pendant la période de mare clausum, d’octobre à avril, le savant anglais en avait déduit une intensité également saisonnière dans la transmission des édits et des nouvelles officielles. Ses calculs l’avaient amené à une moyenne de 62 jours entre la mort d’un empereur et l’arrivée de la nouvelle en Égypte. Dans deux tableaux (p. 6 et 7), JYS présente l’écart entre la mort des empereurs et l’arrivée de la nouvelle en Égypte de Tibère à Élagabal et la date de la première attestation des empereurs en Égypte, de Caligula à Septime Sévère. Dans le premier, il révise les dates avancées par Duncan-Jones pour 9 empereurs sur 22 et dans le second, pour 6 empereurs sur 23, ce qui n’est pas la moindre des nouveautés qu’apporte son livre.

L’auteur développe son étude en deux temps : 1. La procédure (p. 9-25) et 2. Les délais (p. 27-44). Pour ce qui est de la transmission de la nouvelle d’un décès impérial, il opte pour une juste prudence ; les indications sont en effet éparses et ne permettent pas de déceler la moindre régularité, ce qui lui fait dire avec pertinence « qu’il ne suffit en rien d’étudier la vitesse des transports pour connaître celle de l’information » (p. 13). L’irrégularité des durées de transmission dénue de sens la notion de moyenne. Pour l’auteur, « la transmission de l’information dans l’Antiquité est un processus aléatoire » (p. 15), la mer étant même « plus incertaine que la terre », ce qui entaille une idée reçue. En Égypte, le récipiendaire de la nouvelle est le préfet, qui réside à Alexandrie mais peut se trouver en déplacement dans le sud. C’est lui qui la diffuse ensuite dans la province en y envoyant des stratèges. La formulation officielle, brève et sobre, nous est connue pour Néron (P. Oxy. VII 1021, l. 1-18) et Hadrien (P. Oxy. LV 3781, l. 3-16), et sous forme fragmentaire pour Avidius Cassius et les Gordiens. La réception de la nouvelle de la succession s’accompagnait de rites festifs propres aux dies imperii : port de couronnes, sacrifices publics (de bœufs), prières pour le pouvoir perpétuel de l’empereur et pour sa famille. Parmi les sources, JYS mentionne un document singulier, rédigé en vers, annonçant la mort de Trajan et l’avènement d’Hadrien (P.Giss. I 3), qui appartenait aux archives d’Apollonios, stratège de Heptakômia. Par ailleurs, deux documents importants concernent la nomination comme César de Maximus, fils de Maximin le Thrace : un papyrus (P.Berl.Bibl. 1 = SB I 421) et un ostracon trouvé dans le fort de Didymoi[2]. La documentation disponible fait apparaître une hétérogénéité qui témoigne de l’absence de formules canoniques stéréotypées. Elle permet cependant à l’auteur de conclure à l’existence d’une « lenteur bureaucratique » au sein de laquelle les nouvelles des décès et avènements impériaux cheminaient plus rapidement que les édits. Reste à savoir à quel paradigme « bureaucratique » cette « lenteur » serait due : une pénurie de scribes débordés par la masse du travail ou un scrupule excessif dans le traitement des dossiers ? Quoi qu’il en soit, cette appréciation pose une question : celle de l’existence ou non d’une urgence administrative dans les bureaux impériaux et provinciaux. De fait, ce qui nous paraît lent aujourd’hui pouvait sembler rapide aux Romains. En outre, JYS relève sur les papyri et les ostraca de légères erreurs dans la titulature des empereurs en début de règne, de même que des orthographes approximatives dans leur nom, avant que ne s’opère une normalisation. Il est vrai que la transcription de noms latins en grec pouvait être sujette à des variations (ex. Nikeros et Peskenninios pour Pescennius Niger). JYS nous délivre des lignes très intéressantes sur les intervalles qui séparent l’événement de la connaissance qui en est reçue. Ceux-ci nous montrent qu’aux yeux des Romains éloignés de Rome, tels ceux d’Égypte, un empereur mort continuait de régner pendant deux, trois voire quatre mois. Le basculement n’était pas le dies imperii lui-même, mais le moment plus ou moins éloigné de sa prise de connaissance, sachant en outre que la succession impériale était un événement à double détente, décès de l’empereur et annonce du nom de son successeur étant loin d’être toujours simultanés. Cela pose bien sûr la question de la gestion d’un temps de latence au sein d’un régime de continuité successorale. Il y avait, sans nul doute, dans les successions, des temps morts, comme il y avait, dans l’immense empire, des angles morts, qui valaient également pour les usurpations. L’exemple de l’alternance entre Marc Aurèle et Avidius Cassius, sur lequel se penche l’auteur, en est particulièrement significatif.

Dans sa seconde partie, consacrée aux délais de transmission de l’information, l’auteur produit quatre autres tableaux, cette fois selon les régions égyptiennes. De fait, le temps était tributaire de la géographie. Il lui est apparu que, jusqu’au début du IIIe siècle, la zone géographique située en Haute-Égypte, entre Thèbes et Syène, a révélé une densité exceptionnelle de documents qui permettent, selon JYS, de « nuancer les conclusions de Duncan-Jones » (p. 27). Pour 15 empereurs, de Caligula à Sévère Alexandre, leur première attestation en Égypte va de 30 jours (Titus) à 111 (Domitien), la majorité se trouvant dans la soixantaine. Pour 11 empereurs de Claude à Pertinax, leur dernière mention suit leur mort de 12 jours (Othon) à 89 (Nerva). Les durées obtenues par JYS lui permettent de souligner une homogénéité dans les durées, à la fois constantes et proches, entre dies imperii et réception de la nouvelle : 65/70 jours. Pour ce qui est de la Moyenne-Égypte, l’auteur observe la rareté des délais courts, à l’exception de l’année 68-69, singulière avec ses quatre empereurs. Il remarque ensuite que la transmission à l’intérieur de l’Égypte est particulièrement sous-étudiée, alors que quelques documents permettent pourtant de l’évaluer de manière fiable. Ainsi le papyrus O.Wilck. 773 atteste que la première mention de Vespasien en Haute-Égypte est postérieure de 45 jours à sa proclamation à Alexandrie le 1er juillet 69. Ce délai est supérieur au temps pris par un bateau remontant le Nil. Ainsi donc, une nouvelle pouvait voyager plus rapidement de Rome à Alexandrie que d’Alexandrie au sud de l’Égypte. Les variations saisonnières sont par ailleurs moins importantes qu’on aurait pu le présumer. On trouve en effet des délais longs en saison favorable (ex. Sévère Alexandre) et des délais habituels dans des saisons supputées défavorables (ex. Néron, Trajan). Une vitesse record est observable dans le cas d’Antonin le Pieux, connu dans toute l’Égypte un mois après le décès d’Hadrien : celle-ci ne peut être expliquée que par la conjonction d’un trajet maritime rapide entre Rome et Alexandrie et d’une diffusion exceptionnellement véloce du nord au sud de l’Égypte. Hormis cette exception notable, le délai habituel de 65/70 jours laisse supposer à l’auteur un itinéraire mixte, terrestre et maritime, susceptible d’atténuer les aléas maritimes (p.36). Il n’y a pas de raison, avance JYS, de conclure, comme le faisait Duncan-Jones, à une rupture totale des communications en hiver aux Ier et IIe siècles ; cela nous amène à relativiser les réalités du mare clausum.

La nouvelle du décès d’un empereur pouvait se faire sans confirmation sénatoriale et l’auteur invite raisonnablement à faire une part à la rumeur, la fama circulant généralement plus vite que le cursus publicus (p. 37). Cela revient à dire que la communication privée pouvait être plus rapide que l’officielle. Un avènement impérial cheminait selon des canaux administratifs officiels, qui pouvaient annoncer en même temps le décès d’un empereur et l’avènement de son successeur. Les documents montrent toutefois que, la plupart du temps, le nom du nouvel empereur était connu plus tard que la mort de son prédécesseur. Plusieurs d’entre eux mentionnent ainsi une année 1, sans nom d’empereur, ce qui indique un intervalle d’attente. Mais l’inverse pouvait aussi se produire : si l’avènement de Nerva (septembre 96) est connu dans le sud égyptien en novembre, son prédécesseur Domitien est encore mentionné en décembre sur un ou deux documents privés de Moyenne-Égypte. Arguant de graffiti de Philae, JYS avance l’hypothèse séduisante d’une « sous-information hors des milieux de l’administration romaine » (p. 40), qui ouvre une perspective intéressante sur la disparité des jauges d’information au sein de la société romaine. De cette hypothèse émane néanmoins un paradoxe avec la circulation de la rumeur privée. Les deux affirmations sont cependant conciliables si l’on considère qu’il existait plusieurs niveaux d’information chez les particuliers.

La mention des Césars apparaît dans les formules de datation égyptiennes sous les Sévères. L’annonce de leur nomination à l’augustat, comme celle de Caracalla, se fait dans des délais similaires voire plus lents (entre trois et quatre mois, comme ce fut le cas pour Commode). Pour l’auteur, la datation de l’avènement de Gordien III en 238 doit être placée en juillet et non en mai. Il avance enfin que les changements d’empereur n’éveillaient pas grand intérêt chez les particuliers, et étaient des « non-événements », sauf dans leur dimension festive (une quinzaine de jours de réjouissances publiques) et de support de datation des
actes privés.

Les annexes du livre (p. 51-90) présentent les pièces justificatives de l’étude établies par l’auteur ; elles feront référence et seront fort utiles aux chercheurs. L’annexe 1 (p. 51-79) présente et commente les tableaux détaillés sur les premières et dernières attestations d’empereurs ; l’annexe 2 (p. 80-90) les premières attestations de Césars promus coempereurs ; enfin l’annexe 3 (p. 88-90) les premières attestations des Césars. Elles sont complétées par une bibliographie thématique (p. 91-96), un index des sources (p. 97-101), un index général (p. 102-104), un addendum (p. 105) et deux cartes simples, l’une de l’Égypte gréco-romaine (p. 107) et l’autre du Fayoum (p. 108).

JYS offre ici un livre fort bien édité, exempt de fautes, fluidement écrit et agréable à lire car sans aridité aucune. Son étude est passionnante et utile à quiconque s’intéresse à la chronologie successorale des empereurs romains et aux modes de transport du Haut-Empire romain. On notera que, dans sa méthode, JYS tire parti d’exemples médiévaux et modernes ; ces comparaisons sont tout à fait pertinentes, la « longue durée » étant admise en matière de communication, pour toute la période qui a précédé, jusqu’au XIXe siècle, le télégraphe optique de Chappe et la motricité par la vapeur. Tout en nuançant ou corrigeant des travaux précédents de manière convaincante, JYS adopte une démarche scientifique d’exploitation des papyri qui est particulièrement instructive sur le temps de la transmission des nouvelles officielles au sein de l’Empire et sur les registres de perception des successions impériales dans l’administration et chez les administrés. Il offre ainsi des perspectives originales que l’on n’avait lues nulle part et donne à penser sur des aspects peu étudiés de l’Empire romain : la lenteur et la rapidité (toutes relatives) ; l’intérêt, en l’occurrence le désintérêt des citoyens pour les empereurs ; l’importance d’une géographie où les distances ne sont pas corrélatives au temps mis pour les parcourir, et la différence essentielle entre les documents publics et privés. Enfin, l’auteur rejoint les travaux de Jean-Michel Carrié, pour qui l’exceptionnelle abondance de la documentation égyptienne correspond moins à une hyper-administration de la province d’Égypte qu’aux conditions favorables à sa conservation[3].

Partant, l’auteur donne terriblement envie, par ce beau travail, de lire une étude similaire qui poursuivrait celle-ci sur les routes, terrestres et maritimes, entre le IIIe et le Ve siècle. JYS nous en donne d’ailleurs un alléchant avant‑goût en évoquant le cas de la mort de Julien en 363. Les indications exploitables sont nombreuses. Je pense à celles qui sont données par les voyageurs, tels le pèlerin de Bordeaux en 333 et Égérie en 384 (qui, lors de son retour, met 58 jours à gagner Constantinople depuis Jérusalem)[4] ; au temps mis par les échanges de lettres entre Paulin de Nole et Sulpice Sévère[5] ; à l’affichage en juin 313 à Nicomédie de la lettre de Milan envoyée en février par Constantin et Licinius (4 mois)[6]. Les exemples de ce type abondent, qui pourraient confirmer les délais subtilement présentés pour le Haut-Empire par Jean-Yves Strasser dans cette belle, rigoureuse et utile monographie.

Bertrand Lançon, Université de Limoges

[1]. R. Duncan-Jones, Structure and Scale in the Roman Economy, Cambridge 1990.

[2]. H. Cuvigny éd., Didymoi : une garnison romaine dans le désert oriental d’Égypte, II, Les textes, Le Caire 2012,

[3]. J.-M. Carrié, « L’Egitto » dans A. Schiavone dir., Storia di Roma, t. 3, L’età tardoantica, vol. 2, I luoghi e le culture, Turin 1993, p. 573-602, auquel on ajoutera R.S. Bagnall, Egypt in Late Antiquity, Princeton 1993, qui étudie la chôra à partir d’un corpus de 3 500 papyri.

[4]. P. Maraval, Lieux saints et pèlerinages d’Orient, Paris 2004.

[5]. M.-Y. Perrin, « ‘Ad implendum caritatis ministerium’. La place des courriers dans la correspondance de Paulin de Nole », Rome 1992, p. 1025-1068 ; S. Mratschek, Der Briefwechsel des Paulinus von Nola. Kommunikation und sozial Kontakte zwischen christlichen Intellektuellen, Göttingen 2002.

[6]. T. Christensen, « The so-called Edict of Milan », Classica et Medievalia 35, 1984, p. 129-175.