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D’après les historiens anciens, Mégara Hyblaea est morte deux fois : en 483 lorsqu’elle fut dépeuplée par Gélon au profit de Syracuse, une seconde fois lorsque Marcellus la détruisit complètement en 214. Il fallait donc l’obstination d’Henri Tréziny pour essayer d’évaluer le degré exact d’abandon ou de destruction dont elle fut réellement victime et pour réussir, dans ce volume 5 de la série Mégara Hyblaea, à réunir les données archéologiques lacunaires et dispersées permettant de montrer de façon sûre que la colonie de Mégare a survécu au cours des siècles suivant la période archaïque.

Les obstacles matériels et méthodologiques étaient pourtant énormes : les fouilles, commencées par P. Orsi au début du XXe siècle, se sont étendues sur une cinquantaine d’année du dernier après-guerre (1949-1992) et des années entières de documentation de fouille ont été perdues (1958-1966) ; on doit bien admettre aussi, l’auteur le mentionne avec mesure, que les méthodes de fouille de l’époque n’étaient pas de la plus grande rigueur… À ces problèmes factuels s’ajoutait une sorte de cercle vicieux : les textes ne laissant pas espérer la découverte d’une ville importante, l’intérêt des fouilleurs s’était d’emblée concentré sur les débuts de son existence, attachant d’autant moins d’importance aux maigres traces de vie plus récentes qu’a priori, on ne pouvait pas en attendre de constatations intéressantes… Assurément, la présente publication n’essaye pas de présenter Mégara Hyblaea hellénistique ou romaine comme une ville importante mais, au prix d’une enquête complexe et de révisions laborieuses, elle fournit une abondante documentation archéologique et des relectures critiques des anciennes fouilles qui démontrent la réalité de la survie de Mégara au cours des siècles post-archaïques et permettent de s’en faire une idée assez précise même si elle reste décevante en raison du caractère insurmontable de certains des problèmes mentionnés ci-dessus.

L’ouvrage est divisé en 8 chapitres suivis d’annexes et d’un atlas. Après un premier chapitre consacré aux sources et à l’histoire des fouilles, le second traite de la période classique qui est pour ainsi dire ressuscitée sur la base d’une étude synthétique des céramiques fines et des amphores. Après un vide d’une vingtaine d’années, évidemment consécutif à la déportation de 483, les importations attiques redémarrent vers 460 et s’accroissent jusqu’à la fin du siècle pour laisser alors la place à un accroissement de la production sicéliote, situation analogue à celle des autres sites de Sicile. Le troisième chapitre, consacré aux nécropoles hellénistiques, démontre que, contrairement aux conclusions des anciennes fouilles et publications, la ville hellénistique est restée regroupée dans le secteur de l’agora archaïque sans déborder les limites du rempart hellénistique. Tout l’espace compris entre les deux remparts était une zone de cultures (présence de fermes) et d’inhumations sporadiques. Dans le quatrième chapitre, l’auteur parvient, malgré leur état de conservation dramatique à fournir une reconstitution cohérente de la fortification hellénistique, contredisant les vues anciennes qui voyaient dans ces fortifications soit le reste d’une forteresse hellénistique construite à l’intérieur d’une cité hellénistique plus vaste (alors que cette dernière ne déborde pas du mur hellénistique), soit un ouvrage attribuable à l’époque vers 340 (L. Karlsson). Le chapitre 5 traite de l’urbanisme et de l’habitat. Il concerne essentiellement le secteur de l’agora archaïque, resté le cœur de la ville hellénistique et la seule zone fouillée de façon systématique. Sont examinés le tracé des rues (peu modifié depuis l’époque archaïque), les égouts (presque inexistants), les maisons (plan, détail des pièces). Quelques constructions (maison à péristyle, bâtiment hellénistique) font l’objet d’études particulières. Le sixième chapitre décrit l’agora de l’époque hellénistique et les quelques édifices qui y sont identifiables. Le septième chapitre présente la phase romaine : d’après Tite Live, Marcellus aurait détruit et démantelé totalement Mégara afin d’effrayer les Syracusains mais H. Tréziny montre que « les preuves d’une occupation de la ville à l’époque républicaine, puis impériale, sont très nombreuses », même si elles ne permettent pas de dresser un tableau détaillé. Enfin le 8e chapitre réunit les conclusions de cette étude.

Par rapport aux données brutes (voire brutales !) fournies avec parcimonie par les historiens anciens, le résultat de cette étude est, à vrai dire, assez spectaculaire. À les lire, en effet, on comprenait qu’après la déportation de sa population par Gélon, la ville était restée déserte, à l’exception d’un phrourion syracusain signalé par Thucydide lors de l’expédition athénienne, mais elle avait dû se repeupler quelque peu, assez du moins pour que Marcellus se donnât le mal de la détruire définitivement (car elle n’est plus jamais mentionnée comme ville après 214). Les observations faites par les voyageurs puis lors des premières fouilles avaient montré l’existence d’un vaste rempart remontant à l’époque archaïque, à l’intérieur duquel s’en trouvait un autre, plus récent et d’un périmètre beaucoup plus limité : ce dernier fut d’emblée considéré comme un réduit de fortune édifié à la hâte contre Marcellus. La nouvelle publication montre qu’après un hiatus d’une vingtaine d’années environ, le site est de nouveau occupé et ne cessera plus de l’être au-delà même de la destruction imputée à Marcellus et cela jusqu’à la période islamique. Toutefois elle montre aussi que sa superficie s’est considérablement réduite : le réduit de fortune s’avère être la ville de Mégara telle qu’elle se reconstitue au cours du Ve et surtout du IVe s., autour de l’ancienne agora archaïque, à l’intérieur d’un rempart beaucoup plus petit que celui de l’époque archaïque.

Pour arriver à ce but, H. Tréziny s’est livré à un harassant travail de relecture des données de fouilles anciennes et de réexamen du site et du matériel des fouilles anciennes et récentes, réunissant pour la publication les contributions de spécialistes ou de collègues et anciens étudiants ayant pris part aux fouilles ou aux études : A. Hermary pour les sculptures, Fr. Mège pour l’habitat, M. Feugère pour un trésor d’argenterie, L. Guzzardi pour les fouilles de la zone du phare Cantera, G. Cacciaguerra pour les céramiques romaines et tardo-antiques, et l’on ajoutera les résultats d’analyses ou de prospections géophysiques. Les re-datations, révisions et changements d’identifications sont très nombreux, ce qui, ajouté à la relecture générale de l’histoire et de la topographie du site, fait surgir une Mégara Hyblaea fort différente et plus consistante que celle — extrêmement fantomatique, si l’on ose dire —, qui émergeait des rares constatations émises sur la ville post-archaïque dans les publications anciennes. L’ouvrage se termine par des appels à la poursuite des travaux : non seulement à la reprise des fouilles pour explorer les vastes zones qui ne l’ont jamais été, mais aussi à l’ouverture de problématiques nouvelles, comme celle des rapports entre ville et campagne à l’époque tardive (appelée par la présence de fermes et par l’abandon de vastes zones d’habitat archaïque).

Pour s’en tenir aux acquis nombreux de cet ouvrage, il faut enfin mentionner deux très importantes contributions finales. La première est une étude très détaillée des céramiques hellénistiques, menée par L. Cassa, P. Munzi Santioriello, qui est appelée à rendre de grands services à tous les archéologues travaillant sur la Sicile hellénistique. La seconde est constituée d’un atlas au 2 :100 réalisé avec la collaboration de Fr. Mège et qui constitue une précieuse mise à jour de celui qui avait paru dans Mégara I. Le nouvel atlas ne recouvre pas entièrement l’ancien mais se concentre sur le secteur, plus réduit, de la ville hellénistique, ce qui ne l’empêche pas de prendre évidemment en compte les phases plus anciennes et de fournir ainsi un remarquable outil de travail.

Outre l’apport des études céramologiques, la minutie des observations archéologiques et des analyses de plans forcent l’admiration. Fruit d’un travail mené avec un esprit critique et une honnêteté scientifique exemplaires, Mégara Hyblaea 7 apporte un renouvellement considérable à notre connaissance de ce site et, par le fait même, une contribution remarquable à l’histoire et à l’archéologie de la Sicile hellénistique et romaine.

Jacques des Courtils, Université Bordeaux Montaigne, UMR 5607, Institut Ausonius

Publié en ligne le 3 décembre 2018