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À la fin des années 90 du siècle dernier, sous la direction et par l’impulsion de Guido Schepens (Louvain), avaient été publiés les trois premiers tomes (IVA1, IVA3 et IVA7) de la Quatrième section (« Biography and Antiquarian Literature ») de la série intitulée Die Fragmente der Griechischen Historiker Continued (sigle : FGrHistCont). Celle-ci a pour but l’achèvement de l’œuvre monumentale de F. Jacoby, Die Fragmente der griechischen Historiker (sigle: FGrHist) laissée incomplète à sa mort en 1959. Afin de marquer la différence entre les volumes publiés par Jacoby lui‑même et les FGrHistCont, les fragments de la Quatrième section ont été numérotés à partir de 1000. La façon de citer ces fragments ne change pourtant pas par rapport à l’œuvre classique de Jacoby : FGrHist 1000 T ou F etc.

Le projet renaît enfin sous la direction générale, pour cette section, de Stefan Schorn après des très longues années de silence. On ne s’étonne pas de ce long retard si l’on réfléchit aux très nombreuses difficultés de relever le défi de la continuation des FGrHist du grand philologue allemand F. Jacoby : édition et commentaire et maintenant aussi traduction dans une langue moderne de tous les fragments des historiens grecs. J’avais déjà insisté sur ces problèmes dans mon compte rendu des tomes IVA1 et IVA7 des FGrHistCont paru dans Mnemosyne 54, 2001, 96-102.

Gertjan V(erhasselt) publie comme fascicule 9 de la partie IVB des FGrHistCont l’édition, accompagnée d’une traduction en anglais et d’un long commentaire approfondi, des témoignages et des fragments historiques du philosophe péripatéticien du IVe s. av. J.‑C. Dicéarque de Messene (FGrHistCont 1400) : « The edition is… limited to the so-called historical fragments, which is why Dikaiarchos’ philosophical fragments on the soul… are omitted. The geographical fragments… are not included here either, since they will be edited in volume V [c’est-à-dire la Cinquième partie de la série des FGrHistCont réservée aux auteurs de traités de géographie] » (p. 59).

Les sources anciennes attribuent à Dicéarque une production littéraire d’une grande étendue et variée dont il ne reste que peu de fragments accessibles dans leur intégralité dans la deuxième livraison de la collection[1] et dans le recueil plus récent préparé par D. Mirhady[2]. Par rapport à l’édition de Wehrli et de Mirhady, celle de V. présente moins de textes, mais elle est enrichie d’une traduction anglaise (à l’instar de celle de Mirhady) et d’un imposant commentaire analytique qui dépasse les limites de celui de Wehrli et des notes de bas de page de l’édition de Mirhady.

Le volume de V. se décline en trois parties. La première (Introduction, p. 1-74) présente un aperçu général des données biographiques concernant Dicéarque et de l’ensemble de son œuvre réduite à une poignée de fragments : Vie, chronologie, homonymes célèbres, écrits ; Dicéarque en tant qu’historien ; réception de ses idées philosophiques et littéraires. On n’a que très peu de certitudes sur la vie de Dicéarque et sur sa chronologie. V. arrive à la conclusion que Dicéarque « was probably born between ca. 370 and ca. 350 BCE and was still active in the late 320s or early 310s, which probably coincides with his acme » (p. 6). Une large partie de l’introduction (p. 7-44, § 4.1-17) est réservée à une présentation de l’ensemble de la production littéraire de Dicéarque. V. décrit soigneusement ce que l’on peut tirer du contenu des livres de Dicéarque, qu’il énumère l’un après l’autre selon leur intitulé (je les cite ici en traduction française) : § 4.1 Vie de la Grèce ; 4.2 La destruction des hommes ; 4.3 Le sacrifice en Ilion ; 4.4 Descente dans le sanctuaire de Trophonios ; 4.5 Olympikós et Panathenaïkós ; 4.6 Concours musicaux et Concours Dionysiaques ; 4.7 Sur Alcée ; 4.8 écrits sur Homère et Euripide ? ; 4.9 Sur les vies (ou : Sur les genres de vie) et fragments sur les philosophes ; 4.10 Tripolitikós ; 4.11 Constitutions ; 4.12 Lettres à Aristoxène ; 4.13 Un traité sur les proverbes ? ; 4.14 Œuvres de géographie ; 4.15 Œuvres sur l’âme ; 4.16 Œuvres rejetées : les Hypothèses ; 4.17 Œuvres faussement attribuées à Dicéarque: Description de la Grèce et fragments de prose périégétique.

V. détaille non seulement le contenu des livres dont il a recueilli les fragments, mais aussi de ceux (sur l’âme et la géographie) qu’il n’a pas retenus (p. 29-38). La discussion est bien équilibrée et les résultats auxquels V. parvient s’imposent souvent pour leur qualité et leur vraisemblance.

Le recueil des fragments historiques de Dicéarque est précédé par des Testimonia sur sa vie, son œuvre et son art (Edition and Translation, p. 75-192). La division des textes entre Testimonia et Fragmenta obéit aux exigences de la collection des FGrHistCont. Le même vaut pour la présence de la traduction anglaise inédite qui les accompagne (la traduction est une des nouveautés majeures des FGrHistCont par rapport aux FGrHist). En ce qui concerne les textes grecs et latins, V. reproduit normalement les éditions des sources les plus fiables et de celles-ci il récupère aussi les apparats critiques et les sigles des manuscrits médiévaux. On en trouve une liste exhaustive à la fin de l’introduction (p. 61-73 : Sigla). Une agréable exception est représentée cependant par les fragments transmis par les papyrus. Pour les deux fragments (F 63 et 64) tirés du livre sur l’Académie de Philodème de Gadara (PHerc. 1691+1021 et, partiellement, PHerc. 164), et pour un troisième repéré dans un commentaire anonyme à Alcée, qu’on lit dans le PΟxy. ΧΧΙΧ 2506 (F 68, parmi les incerta), V. a lui-même réexaminé autoptiquement les papyrus et il est arrivé à améliorer en plusieurs points le texte des éditions de référence. V. avait déjà publié les résultats de ses recherches sur ces fragments dans des articles indépendants (signalés p. 625 : Verhasselt 2013, 2016a, 2017a) qu’il a ici et là mis à jour au moment de la rédaction du tome des FGrHistCont.

V. a retenu pour son recueil 39 testimonia (p. 76-93) et 74 fragments (p. 94-191), dont certains se composent de plusieurs unités numérotées à l’aide des lettres de l’alphabet latin (a, b, c etc.).

Les premiers testimonia transmettent des renseignements sur la vie de Dicéarque (T 1-4), sa patrie Messene (T 5), ainsi que sur son contemporain Aristoxène de Tarente (T 6). Dicéarque, élève d’Aristote (T 7), est connu souvent sous le label de péripatéticien (T 8). Si les trois témoignages 9-11 ne se réfèrent probablement pas à notre auteur, un bon nombre de textes (T 12-30) contiennent des références à ses œuvres fréquemment citées par leur titre. Le recueil se termine par quelques témoignages (T 31-39) sur son art.

Venons-en aux soixante-quatorze fragments. Les premiers 23 textes sont attribués par les sources antiques à des traités spécifiques de Dicéarque : Βίος Ἑλλάδος, De interitu hominum, Περὶ τῆς ἐν Ἰλίῳ θυσίας, Εἰς Τρωφονίου κατάβασις, Ὀλυμπικός, Παναθηναϊκός, Περὶ μουσικῶν ἀγώνων, Περὶ Διονυσιακῶν ἀγώνων, Περὶ Ἀλκαίου, Περὶ βίων, Τριπολιτικός. Les fragments restants (F 24-74), sont transmis sous le nom de Dicéarque, mais sans que soit indiqué le titre des écrits d’où ils proviennent. V. les partage en plusieurs rubriques : Cultural history (F 24‑35), Music and literature (F 36-49), Philosophy and philosophers (F 50-64), Politics (F 65), Unclear content (F 66), Incerta (F 67-69) et Rejected fragments (F 70-74). Cette dernière section contient les restes de trois Hypotheses of the tales from Euripides and Sophokles (70‑73) ainsi que l’attestation (connue seulement par l’intermédiaire de Photius, Bibl. cod. 37, p. 8a Bekker) d’un type de constitution politique appelé πρόσωπον δικαιαρχικόν (F 74). La paternité du philosophe péripatéticien pour ces cinq textes, encore admise par Wehrli et Mirhady, a été exclue prudemment par V. avec de bons arguments. Pour les Ὑποθέσεις des tragédies d’Euripide et de Sophocle, voir aussi Verhasselt 2015b (cité p. 625).

La troisième partie du volume (p. 193‑584) est occupée par le commentaire ponctuel aux témoignages et aux fragments y compris les Reiecta.

V. explique ainsi les critères qu’il a suivis dans la rédaction de ces pages et qui diffèrent de ceux de Jacoby : « I have opted for a lemmatized commentary, which helps the reader find the relevant information more quickly. The lemmas of more general content have English headings, whereas for detailed notes I quote the Greek text. The former notes always precede the latter. For each fragment, I have also included lemmas on the context, on the scope of the fragment and (if no title is cited) on its possible origine. I have sometimes addressed text-critical problems when they are relevant for the interpretation» (p. 61).

Le commentaire sur le testimonia est assez bref (p. 195-206), en grande partie parce que l’essentiel sur ces textes avait été déjà dit dans l’introduction. Bien plus imposant et détaillé est le commentaire sur les fragments qui s’étale sur plusieurs centaines de pages (p. 207-584). Une des sections les plus intéressantes est sans aucun doute celle (p. 534-566) consacrée au commentaire des fragments (F 63-64) transmis par Philodème dans son Histoire de l’Académie, mais d’autres aussi réservent beaucoup de nouveautés et de résultats excellents.

Le volume est agrémenté de concordances avec les éditions de Wehrli et de Mirhady (p. 585-596) ainsi que d’une longue bibliographie plurilingue (p. 597-627). Deux index (Index locorum et Index nominum) suivent (p. 628‑725).

En conclusion, je tiens à souligner l’unité et l’originalité de la recherche de V. qui propose la réélaboration de sa thèse doctorale soutenue à l’Université Catholique de Louvain en 2014 sous la direction de S. Schorn. V. y livre plusieurs suggestions nouvelles et originales ; les hypothèses sont toujours bien étayées et défendues. Il s’agit donc d’une étude qui apporte une contribution tangible à nos connaissances de Dicéarque et d’une grande partie de ses fragments. Pour la section des fragments historiques, elle remplace dorénavant les recueils de Wehrli et de Mirhady. Ces derniers, et en particulier celui de Mirhady, restent néanmoins indispensables pour tous les fragments que V. n’a pas retravaillés.

Le seul reproche sérieux que je soulèverais concerne la taille du volume. Écrire plus de sept cents pages serrées, parfois en corps mineur, sur quelques dizaines de fragments d’une partie seulement de la production littéraire et philosophique de Dicéarque m’apparaît sincèrement excessif et le risque que le trop de doctrine et de détails se révèle sinon gênant au moins assez fatiguant même pour les lecteurs les plus scrupuleux et aguerris est bien évident.

On ne peut néanmoins que se réjouir de cette importante étape dans la continuation des FGrHist de Jacoby en attendant la publication du prochain volume désormais imminente.

Tiziano Dorandi, Centre Jean Pépin, UMR 8230 CNRS/ENS

Publié dans le fascicule 2 tome 121,  2019, p. 524-526

[1]. F. Wehrli, Die Schule des Aristoteles. Texte und Kommentar, Basel-Stuttgart 19672.

[2]. « Dicaearchus of Messana. The Sources. Text and Translation » dans W.W. Fortenbaugh, E. Schütrumpf éd., Dicaearchus of Messana. Text, Translation and Discussion, New Brunswick-London 2001, p. 1-142.