< Retour

Ce volume, édité par E. Raymond, constitue les actes d’un colloque organisé à Lyon en novembre 2008 par B. Bureau et l’éditrice. Il comporte, outre les dix-neuf contributions, un très riche apparat : une introduction générale (p. 7-13), ainsi qu’une introduction pour chacune des trois parties (« Vox poetae : identités d’auteur ? », p. 15-18 ; « Affleurements d’une subjectivité poétique », p. 123-127 ; « Idéologies de poètes. Quand la voix du poète et du citoyen se rencontrent », p. 263-266), et enfin une conclusion générale (p. 355-357). On trouve à la fin de l’ouvrage une bibliographie générale, un index locorum, un index scriptorum recentiorum, un index notionum et, en dernier lieu, la table des matières.

Parmi les nombreux auteurs – grecs aussi bien que latins – convoqués, Virgile et Homère se taillent la part du lion. Mais on notera aussi l’intérêt porté à des auteurs plus tardifs, comme Dracontius, Claudien et Corippe. Le grand absent, parmi les poètes épiques, est Apollonios de Rhodes. Au seuil du recueil sont posés des textes moins clairement épiques – mais écrits en hexamètres dactyliques : les Idylles de Théocrite et l’épyllion (poème 64) de Catulle. Leur confrontation avec les grandes épopées aide à définir la nature de la uox poetae, la parole épique étant moins contrainte que la parole bucolique.

La notion de uox poetae, de voix du poète, est largement polysémique[1] et donne lieu à quantité de définitions dans les différentes contributions. E. Raymond accomplit dans ses introductions un travail de clarification et de mise au point sur ces données ; cependant, les différents contributeurs n’employant pas le même lexique, ce qui est bien normal dans une publication qui revendique la variété des approches (p. 12), il est parfois difficile de se repérer. La définition la plus élémentaire et la plus générale est donnée en p. 11 : « La uox poetae dans son expression la plus simple serait l’insertion d’un je qui se donne comme le poète et qui s’adresse au lecteur ».

La première partie de l’ouvrage est consacrée à la définition de la uox poetae, l’accent étant mis tantôt sur la uox, tantôt sur l’identité du poeta ; mais à vrai dire, ce souci est constant dans l’ensemble du livre. C. Cusset et F. Lévin partent à la recherche d’un Théocrite empirique, ancré dans l’histoire, pour conclure que « la dédicace ne révèle pas la voix du poète, mais la pure présence de la poésie bucolique en train de se faire » (p. 26). Cette affirmation trouve un écho dans les deux contributions de F. Klein, pour Ovide (cf. infra), et de J.-P. De Giorgio et E. Ndiaye, pour Catulle. Ceux-ci récusent l’idée de voir dans la uox qui s’exprime dans le poème 64 un masque de Catulle ; ils soulignent en revanche « l’importance de la uox en tant que uox », dans sa dimension d’oralité, lors des recitationes[2] (p. 64). Ils concluent sur le rôle de guide de la uox poetae dans le poème 64 dont ils affirment la dimension didactique, ouvrant ainsi la voie à la contribution de D. Nelis (cf. infra) sur les voix didactiques dans l’Énéide ; de même, E. Wolff ne s’interroge pas sur l’identité du poeta mais sur la fonction de sa uox et sur l’interprétation des interventions auctoriales qui, ici encore, « illustrent le caractère réflexif de la poésie latine » et sont également le « vecteur d’un enseignement » (p. 101).

Deux articles s’appuient particulièrement sur l’étude de l’énonciation, voire sur la pragmatique du discours, opérant des distinctions et des propositions de définitions très intéressantes. S. Perceau étudie la uox poetae des poèmes homériques en mettant en avant, dans l’Iliade, outre la présence de marques de la première personne, une situation de communication dans laquelle la deuxième personne est présente, soit sous forme d’invocations à la Muse, soit, encore, sous la forme d’apostrophes, soit sous forme d’ « adresses, souvent implicites, à l’auditoire » (p. 33-34). L’étude très détaillée de l’invocation aux Muses du chant 2 de l’Iliade (2, 484-496 et 509-510) permet ainsi de montrer que « l’auditoire comme catégorie [émerge] dans le texte » (p. 38). Il y a plus : l’auteur amène l’idée d’une « co-énonciation énoncée » (p. 47), par exemple dans des questions énoncées de façon anonyme, dont S. Perceau fait l’hypothèse qu’elles pourraient émaner de l’auditoire auquel le poète donnerait la parole dans des moments d’émotion intense. L’absence de ces éléments dans l’Odyssée constitue, selon S. Perceau, « un signe évident de la transformation des conditions de réception de l’épopée » (p. 55). Ainsi, l’Iliade comporte les marques d’une « oralité interactive » disparue de l’Odyssée.

La contribution de B. Bureau sur Lucain propose une formulation intéressante pour définir la uox poetae, qui serait une « interlocution entre ce qu’on appellera, faute de mieux, le narrateur et ses personnages » (p. 73). L’expression « faute de mieux » souligne la possibilité d’une distinction qui se retrouve dans diverses contributions du présent volume, mais sans trouver vraiment de terminologie. En effet, si la différence entre auteur (empirique) et narrateur n’a plus besoin d’être explicitée, la uox poetae pourrait bien n’appartenir à aucun des deux en propre, mais à une instance tierce. B. Bureau s’intéresse à l’instance qui parle à la 1ère personne dans le texte de Lucain, ce ego qui récitait le poème lors des recitationes. Il appert qu’il existe, chez Lucain, un nos distinct du ego du poète-narrateur et qui représente la conscience collective et politique ; la uox poetae de la Pharsale se révèle donc « diffractée » et « contradictoire » (p. 96).

En clôture de partie, la riche étude de S. Clément-Tarantino apporte l’éclairage du regard des commentateurs antiques, en prenant comme hypothèse de travail que la dynamique de l’Énéide est à l’inverse de celle de l’Iliade : dans la seconde, la présence du poète serait très forte, jusque dans les discours des personnages, tandis que dans la première, le point de vue des personnages est marquant dans la conduite du récit par le poète. En outre, elle révèle la différence d’attitude de Servius quant à la uox poetae selon le genre du poème virgilien qu’il commente. En effet, si, lorsqu’il commente la poésie bucolique de Virgile, Servius a tendance à rechercher un auteur empirique et à procéder à une interprétation de type allégorique centrée sur la vie de l’auteur réel, lorsqu’il en vient aux Géorgiques et à l’Énéide, il s’intéresse beaucoup moins à Virgile, l’individu, allant jusqu’à considérer le ego des Géorgiques comme un indéfini (p. 112) : la uox du poète épique serait donc plus indéfinie que dans d’autres genres pour les Anciens.

Un autre aspect, et non des moindres, de la question posée par ce volume est celui de la subjectivité du poète et de la façon dont elle s’exprime. Dès le début de l’ouvrage, la citation de la Poétique d’Aristote (1460a.5-1460a.11) rappelle les données concernant l’idéal aristotélicien du poète épique qui doit être le plus discret possible (p. 7). Or, comme le souligne E. Raymond, les recherches actuelles (et certaines contributions de la première partie) ont bien montré à quel point l’Iliade laisse place, même en dehors des proèmes et des invocations à la Muse, à l’expression de la voix du poète. Si l’on se réfère à la contribution de S. Clément-Tarantino, le phénomène était déjà repéré par les commentateurs antiques ; M. Briand, dans son étude sur νήπιος, dresse un constat similaire (p.207). On est ainsi conduit à se demander s’il convient encore de prendre comme présupposé pour l’épopée l’idée d’une narration « objective » et de considérer comme des anomalies les interventions du poète. Il reste que, selon les poètes augustéens comme Horace ou Properce, comme le montre A. Estèves au sujet de l’élégie II, 34 de Properce, le poète épique, par rapport à ses confrères pratiquant la poésie bucolique ou élégiaque, est moins impliqué dans les événements qu’il relate (p. 249).

Les différentes contributions de la deuxième partie sont donc logiquement consacrées aux modalités de la manifestation de la uox poetae. S. Dubel et J. Peigney l’étudient sous l’angle des apostrophes dans l’Iliade. S. Dubel suggère que l’apostrophe n’est pas à proprement parler une métalepse dans la mesure où, loin de faire glisser le narrateur sur le champ de bataille, elle convoque le personnage apostrophé en tant que narrataire homodiégétique (p. 143) ; l’apostrophe invite ainsi à un autre niveau de lecture. C’est cet autre niveau que J. Peigney envisage avec les apostrophes du chant 16, en montrant qu’elles contribuent à raconter un autre récit, celui d’une colère de Patrocle. A. Maugier-Sinha s’intéresse également à l’apostrophe, cette fois-ci dans l’Énéide, en partant du constat que la présence d’apostrophes dans les catalogues est une nouveauté de l’épopée latine. Métapoétiques, les apostrophes des catalogues de l’Énéide doivent surtout être mises en lien avec une « pragmatique du souvenir des morts » (p. 193). Dans son étude sur les Métamorphoses d’Ovide, M. Ledentu étudie les différentes manifestations d’une uox poetae qui apparaît tout à la fois comme polymorphe et comme le seul point d’ancrage au sein d’une œuvre dépeinte comme mouvante et instable, y compris d’un point de vue générique ; elle fournit en annexe un précieux relevé des manifestations auctoriales. Enfin, trois contributions sont consacrées à l’étude d’adjectifs épithètes comme des marques de la voix auctoriale ; l’analyse des occurrences de νήπιος par M. Briand dans les épopées homériques, à la fois dans le récit-cadre et dans les discours de personnages, le conduit à rapprocher ces deux modalités de la narration. E. Raymond s’intéresse au rôle de l’adjectif infelix dans l’Énéide, qui fonctionne « presque systématiquement comme un marqueur textuel de prolepse narrative » (p. 216) tout en véhiculant un discours, « une pensée du poème épique » (p. 246). A. Estèves se livre quant à elle à une analyse comparée des épithètes subjectives dans les récits de la guerre de Troie chez Virgile et Lucain, montrant de façon subtile ce qui différencie l’approche des deux poètes.

Les contributions rassemblées dans la troisième partie du volume abordent la question du rapport – fondamental pour l’épopée – entre poétique et idéologie. Concernant l’Énéide, M. Dinter montre combien les sentences émanent directement de la uox poetae et élaborent un discours quasi autonome, construisant l’identité du poeta en même temps que l’univers du texte, comme un guide pour le lecteur ; D. Nelis s’intéresse à la relation entre le genre didactique et la voix auctoriale qui s’ébauche dès l’emploi de cano, au premier vers de l’épopée virgilienne. Il contribue ainsi de façon décisive à la conception d’une hétérogénéité, d’une polyphonie générique de l’Énéide. L’étude de la « double fin », ou de la fin décalée de la Thébaïde conduit S. Franchet d’Espèrey à considérer que la uox poetae prend en charge les deux fins de l’épopée et intervient dans chacune d’elles, non pas en portant une fonction pathétique ou réflexive, mais en transmettant le sens de l’épopée. Chez Claudien, M.-F. Guipponi-Gineste étudie la fonction idéologique d’interventions de la voix auctoriale qui rompent le continuum narratif et s’éloignent de la tradition épique. Selon elle, le discours auctorial, omniprésent dans le poème, ponctue le récit jusqu’à le remplacer (p. 309). C’est un constat assez proche que fait B. Goldlust, lorsqu’il souligne la proximité qu’entretient la Johannide de Corippe avec le genre du panégyrique ; on relèvera l’analyse particulièrement intéressante de l’apostrophe à Justinien au chant 2, dans lequel l’empereur devient la « muse politique » du poète, dans un texte qui ne peut en aucun cas être un récit neutre, mais se constitue en discours engagé. La dernière contribution marque, nous semble-t-il, un retour à la poétique. Florence Klein approfondit davantage la distinction ébauchée en séparant la uox poetae de la voix du narrateur dans les Métamorphoses. La uox poetae est considérée comme la voix d’une instance garante de la poétique de l’œuvre, dont le destinataire n’est pas le narrataire du récit, mais le lecteur de l’œuvre. Elle étudie alors la posture de cette uox par rapport à deux questions, celle de l’héritage callimachéen du refus du poème long et continu, et celle du rapport au modèle que constitue l’Énéide.

On l’aura compris, ce volume très riche apporte des éclairages nouveaux et variés sur la uox poetae. La variété des approches, la présence des théories antiques concernant le texte du narrateur et la grande qualité des contributions sont très appréciables. Il sera très utile à tous ceux qui s’intéressent à la voix du poète (et donc également au narrateur) dans l’épopée antique.

Judith Rohman

mis en ligne le 4 juillet 2016

[1] Hormis son emploi en grammaire, la notion de voix en littérature permet notamment de faire référence au caractère « polyphonique » des œuvres, en ce que l’on considère que plusieurs voix (i.e. tendances, opinions, voire courants de pensée) s’y expriment. Cf. par exemple, pour en rester aux ouvrages consacrés à la poésie épique, A. Parry, « The Two Voices of Virgil’s Aeneid », Arion 2, 4, 1963, p. 66-80 ; R.O.A.M Lyne, Further Voices in Vergil’s Aeneid, Oxford 1987 ; J. J. O’Hara, Inconsistency in Epic. Studies in Catullus, Lucretius, Vergil, Ovid and Lucan, Cambridge 2007, p. 4. Voir également la contribution de D. Nelis dans le présent volume, p. 275-284.

[2] Un rappel de la production et de la diffusion des œuvres poétiques à Rome qui a son importance et qui est également pris comme point de départ de la réflexion de B. Bureau sur Lucain p. 75.