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L’esthétique d’Aristote ne peut être étudiée indépendamment de sa philosophie générale, ce qui impose l’itinéraire suivi par l’auteur de cette étude exemplaire, qui intéresse non seulement le philosophe mais l’historien de la civilisation grecque et tout particulièrement l’historien de l’art grec. M.-A. Zagdoun inaugure son livre par une évocation des Grandes Dionysies, fêtes dans lesquelles étaient inextricablement mêlées religion et politique et qu’elle présente comme l’antithèse de l’esthétique d’Aristote développée dans la suite de l’ouvrage, de laquelle est absente toute intervention des dieux et de la cité. Ainsi est introduite la question qui soustend toute l’étude : Aristote a-t-il, le premier, réussi à concevoir une théorie de l’art qui lui confère une véritable autonomie par rapport à sa double matrice religieuse et politique ? Cette question contient en elle-même la raison d’être de ce livre, car Aristote va apparaître comme le premier à avoir, sinon complètement conceptualisé, du moins aperçu la possibilité d’une esthétique autonome et d’une universalité de l’art, notions étrangères à l’époque et à la cité dans laquelle il vécut. Le propos du présent livre consiste d’abord à éclairer la démarche du philosophe, notamment en montrant en quoi il s’est démarqué de Platon, pour parvenir à un énoncé satisfaisant de la théorie artistique sous-jacente, mais aussi à mettre en relation cette théorie artistique avec l’ensemble de la philosophie aristotélicienne qui en forme le socle (et non seulement ses écrits sur la tragédie).

Le premier chapitre, intitulé Prolégomènes, situe Aristote par rapport à Platon en ce qui concerne les « arts mimétiques » (peinture, sculpture, architecture, musique et danse). L’auteur passe en revue les nombreux points d’accord et les quelques points de désaccord entre les deux philosophes. Les émotions (pitié et crainte) que la tragédie fait naître sont condamnées par Platon, tandis qu’Aristote y voit une possibilité de catharsis (un peu plus loin l’auteur montrera combien ce terme est ambigu). On retiendra tout particulièrement qu’Aristote en reste à une définition de la musique qui la présente comme inséparable de la déclamation poétique, mais qu’il n’en admet pas moins la possible autonomie de la musique instrumentale qui n’était pourtant pas encore reconnue à son époque.

Le deuxième chapitre explore la conception aristotélicienne de l’art en général, notion très vague chez les Grecs, comme on le sait. Ce chapitre ne prétend pas traiter exhaustivement cette question très débattue, mais éclairer les rapports entre l’art et la nature, les conditions de la création artistique, enfin la possibilité de distinguer arts et arts mimétiques. Tout découle de ce que pour Aristote, l’art est imitation de la nature (mimêsis : l’auteur refuse la traduction de ce mot par « imitation », lui préférant « représentation » et plus précisément « représentation imitative ».). Il faut donc définir quels sont les moyens de cette imitation. Ces derniers sont dans la nature : ce sont d’abord la couleur et le son, dont l’auteur propose une analyse parfaitement claire, sans éluder les hésitations d’Aristote lui-même à propos des couleurs composées dont la composition réelle, attestée par les découvertes récentes dans les tombes macédoniennes, lui est restée inconnue. L’auteur passe ensuite en revue les modalités de la création artistique telles qu’elles ressortent des textes d’Aristote, mais sans permettre d’éclairer – à ce stade – la différenciation (moderne ?) entre artistes et artisans. Sont abordés ensuite les rapports complexes entre rhétorique et poétique, enfin la question, complètement nouvelle, du plaisir esthétique qui accompagne les étapes de la tragédie et repose sur la reconnaissance dans une oeuvre artistique d’une personne ou d’un objet connus dans la réalité. Cette « première percée du plaisir esthétique dans l’histoire de la pensée » est limitée à la vue et à l’ouïe, d’où son application à la peinture, à la musique et à la poésie. La tragédie est le genre qui, pour Aristote, procure le plus de plaisir en associant à ces plaisirs celui du chant : c’est l’addition de ces plaisirs qui forme le plaisir esthétique, notion qu’Aristote n’a cependant pas définie pour elle-même. Le cognitif reste prédominant et on peut considérer qu’Aristote s’est arrêté au seuil du plaisir esthétique – et par conséquent de l’élaboration d’une notion claire de l’art. Comme l’écrit M.-A. Zagdoun en une formule heureuse : « Aucun art ne produit le plaisir. Il se borne à donner la capacité de créer l’oeuvre d’art, source de plaisir ».

Avançant d’un pas encore, l’auteur rappelle que la même approche est mise en oeuvre par Aristote à propos de la beauté : celle-ci résulte de la notion de perfection, chaque sens pouvant approcher de la beauté dans la mesure où l’objet qu’il perçoit s’approche de la perfection, c’est-à-dire est le mieux disposé à être perçu. C’est ainsi que le bien rejoint le beau, dont il ne peut à vrai dire être distingué, et que se maintiennent les catégories platoniciennes d’ordre, d’équilibre et de symétrie (au sens antique), sans oublier la nécessité d’une limite qui permette à chaque être ou objet de présenter les dimensions qui lui conviennent le mieux et lui évitent l’excès.

Continuant par la description des arts mimétiques, le philosophe aborde la voix, qui est à l’origine des « arts du son ». Aristote en ébauche une classification qui laisse curieusement une place à la musique instrumentale. Celle-ci était également connue de Platon mais pour être condamnée : Aristote la mentionne sans la condamner. De même, Aristote s’efforce de caractériser l’ensemble des oeuvres en vers ou en prose qui sont mimétiques parce qu’elles présentent des hommes en action : ce faisant, comme le souligne M.-A. Zagdoun, il est le premier à conceptualiser la littérature (reposant sur la combinaison du langage et du rythme, même en prose).

Le ch. IV (« matière et forme ») est consacré au théâtre et à la peinture : poursuivant la démarche aristotélicienne, l’auteur montre qu’il a privilégié dans le premier l’action par rapport au caractère, dans la seconde le dessin par rapport à la couleur. Son analyse du caractère tragique est particulièrement approfondie et met de l’ordre dans une notion qui est souvent mal comprise. Elle montre aussi les difficultés et incertitudes de la traduction du mot skiagraphie, qu’il faut peut-être traduire en définitive par trompe-l’Tmil. « Se tournant vers la réalité archéologique », elle constate qu’à l’époque classique l’art du contour reste traditionnel mais qu’il y a aussi un progrès du clair-obscur : tombes macédoniennes : les contours sont moins nets (hachures) et les couleurs plus fondues. Les commentaires des anciens sur Polygnote comme sur Zeuxis ne permettent malheureusement pas de se faire une idée précise de leur art et l’idée que le procédé attribué au second (consistant à synthétiser les beautés de plusieurs modèles) pourrait expliquer un « éclat incomparable » paraît un peu courte (pour Aristote, Zeuxis représentait les personnages « en mieux »). La notion même d’éclat mériterait d’être explorée en s’appuyant notamment sur Pline.

Essentiellement philosophique, le cinquième chapitre (« le général et le vraisemblable ») est consacré à la poésie, à l’histoire et au hasard dans la tragédie. Il est prolongé par le chapitre suivant qui analyse les émotions tragiques et la notion de catharsis qui lui est liée et dont Aristote n’a jamais donné de définition claire, mais qui est évidemment liée à une perspective morale, but ultime de la philosophie aristotélicienne. L’auteur aborde ensuite la place des arts dans la cité aristotélicienne : ils y sont acceptés (contre Platon) en raison de leur fonction éducative, mais non pas comme une fin en soi. La musique, en particulier, a une fin morale et non artistique : il est bon que les citoyens aient quelques connaissances musicales (pour mieux apprécier la musique) mais il ne convient pas que les meilleurs deviennent des musiciens professionnels. Le statut des artistes eux-mêmes est donc médiocre et ce constat peut alimenter le débat récemment rouvert par M. Muller-Dufeu (Créer du vivant : sculpteurs et artistes dans l’Antiquité grecque, 2011) qui plaide au contraire pour une réhabilitation des artistes dans le monde grec.

Le huitième et dernier chapitre de l’ouvrage constitue une mise en perspective de la pensée d’Aristote par rapport à son époque. L’auteur s’abstient de prêter au philosophe une influence directe sur la création artistique de son temps ou des générations suivantes, mais elle montre une correspondance frappante entre sa pensée et les tendances artistiques du second classicisme et du début de l’époque hellénistique : la réhabilitation de la part émotionnelle de l’homme est perceptible dans le mélange de réalisme et d’expressionnisme qui caractérise la peinture et surtout la sculpture de cette époque. Au contraire de Platon, Aristote évalue positivement les oeuvres en ce qu’elles ouvrent la voie à une vie morale.

Le parcours qu’effectue M.-A. Zagdoun dans la philosophie aristotélicienne est nourri par une connaissance remarquable des textes ainsi que de la bibliographie et des débats les plus récents. Devant trancher sur plus d’un point, notamment quand il s’agit de traduire ou de définir des notions, l’auteur le fait avec prudence et aussi détermination, quand c’est possible, mais s’abstient lorsqu’il lui semble que le philosophe lui-même a, soit hésité, soit laissé lui-même une ambiguïté non résolue. Prenant ses distances avec Platon, Aristote n’a pas totalement élaboré la notion d’art autonome, mais il a montré la direction. Nous disposons à présent, pour continuer la confrontation de sa pensée avec les oeuvres conservées de l’art grec, d’un outil intellectuel remarquable. Réciproquement, nous est ici fourni un instrument d’analyse des oeuvres de l’art grec du IVe siècle finissant et de l’époque hellénistique. L’étude des sculptures de ces périodes ainsi que l’actualité des découvertes de tombes macédoniennes en sont les premiers bénéficiaires.

Jacques des Courtils