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On se souvient du recueil paru en 2005 sous le titre Évidence de l’histoire. Ce que voient les historiens, dans lequel François Hartog s’intéressait au « regard » de l’historien, aux usages – antiques et modernes – du « voir » dans la pratique historiographique. La présente étude d’Adriana Zangara, Voir l’histoire. Théories anciennes du récit historique, prolonge cette réflexion sur la nature et les spécificités de la vision historienne. Elle est issue d’une thèse de doctorat, soutenue à l’E.H.E.S.S. en 2001 et dirigée par François Hartog. S’inscrivant volontiers dans la démarche de celui qui a « tant inspiré et encouragé [sa] réflexion sur l’historiographie antique » (p. 5), l’auteur de Voir l’histoire reprend par ailleurs un thème qu’Évidence de l’histoire n’avait fait qu’esquisser : celle du rapport entre voir et histoire, non « dans la seule perspective du soi‑disant historien témoin, décrivant « les actions, les événements et les situations qu’il a eus devant les yeux », mais plutôt, « du point de vue des récepteurs, c’est-à-dire des lecteurs ou auditeurs que le récit historique doit amener » (p. 8).
« Prendre en considération la vision non pas comme origine mais comme effet de l’histoire » (p. 9) : telle est l’originalité de la démarche d’Adriana Zangara. À la problématique du « voir » se substitue celle du « faire voir ». Le regard de l’historienne se déplace depuis les conditions de la production vers celles de la réception historiographique. Il n’est plus question de ce qu’Adriana Zangara désigne comme le « mythe de l’oeil originaire » (p. 8), de la vision comme source et garante de la véracité du discours historien, mais de l’effet produit par le récit historique sur son destinataire. Par quels moyens le récit historique, historia rerum gestarum, peut-il apparaître, aux « yeux » du public, comme l’image fidèle de l’histoire, conçue comme res gestae ? Comment l’historien peut-il amener le lecteur à « croire voir ce qui a été dit », selon le mot de Lucien de Samosate ? Comment la narration historienne peut-elle produire un « effet de présence » (p. 9) – celle des faits historiques eux-mêmes ? Répondre à ces questions, c’est interroger, avec Adriana Zangara, la nature et le statut de la fonction de représentation propre au récit historique.
Voir l’histoire retrace ainsi l’émergence, dans l’Antiquité, d’une « aporie avec laquelle la réflexion historienne n’a pas cessé de se battre » (p. 10). Que « voit » le lecteur lorsqu’il « voit » l’histoire et que fait l’historien lorsqu’il la « fait voir » ? L’historiographie ancienne, à l’époque hellénistique et romaine, semble avoir contourné l’aporie propre à la fonction représentative du récit historique : « les faits existent, tous constitués, dans la réalité, et leur représentation n’est qu’un medium transparent destiné à refléter une réalité qui lui préexiste » (p. 10). Le paradigme de l’histoire-miroir, celui de l’équivalence entre la réalité historique et son reflet qu’est le récit, devait longtemps faire autorité, depuis l’historiographie antique jusqu’à l’histoire « positiviste » du 19e siècle – Ranke et l’histoire wie es eigentlich gewesen. Adriana Zangara, dans son étude, se propose d’aller « au-delà de la naïveté du miroir de l’histoire » (p 12), pour revenir au moment du surgissement de l’aporie initiale et questionner « l’ambiguïté foncière » (p. 15) qui caractérise, dès l’Antiquité et les théories du récit historique qu’elle a suscitées, la représentation historienne.
L’ouvrage comporte quatre parties qui toutes concernent, plus ou moins directement, les « deux grandes catégories de la vision historienne » (p. 17) que sont la sunopsis et l’enargeia. La première partie, sans doute la plus originale, est consacrée au travail de définition et à l’élaboration du questionnaire. À quelle condition l’historien peut-il accéder à cette vision unifiée de la totalité qu’est la sunopsis ? Comment peut-il tout voir et faire voir ce tout ? Dans quelle mesure peut-il user de l’enargeia, ce pouvoir d’expressivité par lequel la narration historienne est censée restituer l’évidence et la force des faits ? L’exigence de sunopsis vaut pour l’historien comme pour le destinataire de son récit. L’« attitude mentale de l’exilé » (p. 21), que l’historien ancien assume et cultive, est la garantie, pour celui-ci, de « voir des deux côtés de l’action » ; pour le lecteur, l’assurance de son impartialité : « rien ne sera caché, tout sera montré » (p. 27). La sunopsis, condition de possibilité de la vision historienne, est aussi une qualité propre à la narration historique. Un récit sera eusunoptique s’il donne à voir l’« ordre » et la « forme » de la totalité des événements, que le public doit pouvoir embrasser en un coup d’oeil. L’historiographie antique opte ainsi, à partir de l’époque hellénistique, pour le principe de la composition organique – le récit comme « corps » unifié en chacune de ses parties – issu de la rhétorique.
« Mais si la forme ‘informe’ à ce point les faits, se demande Adriana Zangara, comment pourrait-on ne pas concevoir le sens des faits comme un effet du récit, comme un effet de sa forme ? » (p. 39). La réflexion polybienne, à laquelle l’auteur consacre bon nombre de pages suggestives, est une tentative de dépassement de ce dilemme. Avec Polybe, « l’historia a pris corps » (p. 41), elle est « déjà et d’emblée un récit » (p. 42). Par un heureux hasard de la Tuchè – la conquête romaine de la quasi‑totalité du monde – les événements de l’histoire, s’entrelacent, s’ordonnent et convergent vers une finalité unique. « La fonction du récit consiste donc à re-raconter le récit déjà inscrit dans les événements mondiaux, à re-composer le grand corps de l’histoire, à le faire voir » (p. 42).
Quelle place reste-t-il dès lors à l’enargeia, pouvoir de présentation qui caractérise la narration historienne ? Contre les démonstrations rhétoriques et les artifices oratoires de ce qu’on a appelé « l’histoire tragique », la « paideia historique » de Polybe et de Plutarque est la preuve que l’expressivité du récit ne tient qu’à la force de la réalité historique elle-même, à l’« évidence » des belles images de la vertu qu’elle met en scène (p. 82-89).
La deuxième partie, qui ne présente qu’un intérêt relatif du point de vue de la problématique retenue par l’auteur, mais qui s’avère néanmoins nécessaire à la progression de l’argumentation, porte non plus sur les usages historiens de la sunopsis et de l’enargeia, mais sur les interprétations de la « monstration historique » (p. 91) formulées hors du champ historiographique. « Que voient donc les philosophes et les rhétoriciens lorsqu’ils ‘voient’ l’histoire ? » (p. 91). À partir du IVe siècle et tout au long de la période hellénistique, la philosophie conçoit l’historia comme un savoir empirique (peira) et sans méthode, comme un compte rendu de faits particuliers. Tant du point de vue du contenu (des faits ou des observations empiriques) que de sa forme (un récit purement informatif et non-explicatif), l’histoire relève du « simple constat » (p. 95) ; elle ne saurait par conséquent satisfaire les exigences du logos philosophique et scientifique. Quant à la rhétorique, qui « découvre » l’histoire au Ier siècle av. J.-C., elle « voit » l’histoire comme un discours épidictique, dépourvu de finalité pratique (à la différence de l’agôn), une performance littéraire « pour la montre » (p. 137) et visant le seul plaisir des auditeurs.
La troisième partie fait retour sur la conception polybienne de l’histoire. Adriana Zangara, pour saisir les spécificités de celle-ci, se propose de la comparer à « deux modèles de composition et de compréhension synoptique de la totalité organique » (p. 176). Le premier est celui de l’unité d’action, décrit dans la Poétique. L’art poétique est défini par Aristote comme l’art de représenter une action unique (mimêsis praxeôs), d’agencer les événements singuliers de façon systématique – qu’Adriana Zangara, à la suite de Paul Ricoeur, désigne comme « l’art de composer une intrigue » (p. 191). L’autre modèle est celui de l’unité du monde élaboré par la philosophie stoïcienne. Pour les Stoïciens, chaque événement singulier ne peut être compris que comme partie du « tout » organique que forme un univers régi par la nécessité.
Unité d’action, unité du monde : tels sont également les deux faces de la conception polybienne de l’histoire. Avec Polybe, la Tuchè devient « le vrai Poète de l’histoire » (p. 226), pour reprendre la belle formule d’Adriana Zangara ; comme le poète configure son intrigue, elle organise les événements de façon ordonnée et unitaire. Mais l’histoire universelle de Polybe revêt également, comme l’univers des Stoïciens, une dimension « objective ». Elle converge, au moment de la domination romaine du monde, vers une finalité unique, jusqu’à former un tout organique. La compréhension polybienne de l’histoire, telle est la conclusion de l’auteur, est donc « à la fois narrative, en tant qu’elle a pour objet la vaste intrigue construite par la Tuchè, et scientifique, dans la mesure où elle vise à réorganiser l’expérience selon les structures qui sont censées être celles de la réalité elle-même » (p. 178).
« Que voit-on lorsqu’on voit les belles images de la vertu ? » : cette question est l’objet de la quatrième et dernière partie de Voir l’histoire. Au dire des historiens, l’évidence (enargeia) du fait exemplaire ne tient pas à l’expressivité de la narration historique, mais à la force de la vertu que celle-ci « met devant les yeux » du lecteur. Pourtant, « rien n’est moins évident que l’évidence de ces paradigmes » (p. 229). La vertu ne peut acquérir sa valeur formatrice et paradigmatique que par la médiation du récit historique. De quelle nature est donc l’évidence historienne ? Pour Adriana Zangara, elle se situe quelque part entre l’évidence des philosophes (celle, donnée, des phénomènes naturels) et l’évidence des rhétoriciens (construite par le discours). « Entre l’enargeia des phénomènes et celle du discours » (p. 231), l’enargeia historienne revêt même un caractère paradoxal : « tout en fonctionnant exactement comme l’enargeia rhétorique,
c’est-à-dire en faisant fonctionner à rebours l’enargeia phénoménologique, l’enargeia historienne veut faire croire qu’elle fonctionne comme l’enargeia phénoménologique » (p. 294). Feignant de s’effacer devant l’évidence des faits exemplaires, l’enargeia historienne ne peut pourtant se priver des ressources narratives du récit historique.
C’est sous le signe du dialogue entre Anciens et Modernes qu’Adriana Zangara, fidèle à sa démarche, place la conclusion de Voir l’histoire. « Qu’est-ce que l’histoire qu’on voit ? » (p. 301) Que voyaient les Anciens quand ils voyaient l’histoire ? Si l’historiographie contemporaine s’est plu à rapprocher le récit historique du
roman, Adriana Zangara compare volontiers l’historia des Anciens au théâtre : « le seul moyen de rendre compte des différentes sortes de regards que prescrivent les récits historiques ainsi que des différentes manières dont l’histoire a été vue par les philosophes et les rhétoriciens, est sans doute de la définir comme un spectacle » (p. 301). Ni simple constat empirique, ni pure performance littéraire, l’historia, au dire de ses apologues antiques, assume, par le biais de la sunopsis et de l’enargeia, une vocation philosophique et pédagogique. L’histoire est un spectacle, mais c’est un spectacle vrai – le « spectacle des faits » (p. 304), nous dit l’auteur. Avec toute l’ambiguïté qui caractérise l’histoire‑spectacle : l’histoire qu’on voit est‑elle l’historia rerum gestarum ou bien les res gestae elles-mêmes ? L’historiographie antique ne tranche pas et, même, entretient la confusion. « Tout se passe comme si l’acte même de voir, écrit l’auteur, impliquait en quelque sorte l’effacement de la différence entre les faits et les récits » (p. 303). « Cette douce illusion qui fait tout le plaisir du théâtre », pour reprendre le mot de La Bruyère, fait aussi l’ambiguïté du spectacle de l’histoire.
Telle est donc la réponse que les Anciens ont proposée au problème de la représentation historienne qui, depuis quelques décennies déjà, anime les débats historiographiques. De quelle nature est le récit historique ? Quels rapports entretient-il avec la réalité historique ? À quel statut, dans de telles conditions, la connaissance historique peut-elle prétendre ? Pour alimenter la réflexion, Adriana Zangara a fait le pari d’appliquer à l’historiographie ancienne un questionnement éminemment moderne. Son audace est récompensée : Voir l’histoire est une contribution majeure et originale à la discussion sur le statut du récit historique et de la représentation historienne, en même temps qu’une preuve de la nécessité du dialogue entre Anciens et Modernes.

Anthony Andurand